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ses démarches à celles qu’ils faisaient eux-mêmes en sa faveur. Rendu prudent par l’expérience, Beaumarchais, avant de se mêler d’une chose aussi délicate, demanda tous les renseignemens possibles. On lui montra une requête touchante que cette jeune femme écrivait de sa prison au président du parlement. Elle était étrangère, née en Suisse, orpheline de père et de mère, mariée depuis l’âge de quinze ans à un banquier alsacien, à qui elle avait apporté une dot de 360,000 francs. Elle avait deux enfans, et elle était enceinte d’un troisième. Les affaires de son mari étant en mauvais état, elle avait voulu préserver sa dot dans l’intérêt de ses enfans, et son mari l’avait fait enfermer comme coupable d’adultère. Elle niait faiblement la faute que lui reprochait son mari, et qui, à ce qu’il paraît, était réelle ; mais elle réclamait le droit de défendre librement devant la justice sa fortune et son honneur, et demandait à ne pas être condamnée à périr de souffrance en accouchant dans un lieu où l’on enfermait des folles et des prostituées.

Pour achever de décider Beaumarchais, on lui montra de plus des lettres écrites par le mari à l’homme qu’il accusait d’avoir séduit sa femme, et on lui présenta le séducteur : c’était un jeune homme élégant, spirituel, de mœurs un peu légères, nommé Daudet de Jossan, qui était assez lié avec le prince et la princesse de Nassau, et qui était petit-fils d’Adrienne Lecouvreur et du maréchal de Saxe[1].

Daudet, par la protection du dernier ministre de la guerre, le prince de Montbarey, avait obtenu la place, alors importante, de syndic-royal adjoint de la ville de Strasbourg. Cette situation lui donnant une certaine influence en Alsace, Kornman l’avait reçu chez lui à Paris. Daudet était devenu amoureux de Mme  Kornman, le mari en avait pris son parti, avait fait son ami de l’amant de sa femme, et avait utilisé son crédit auprès du ministre Montbarey jusqu’au moment où la retraite de ce ministre ayant fait perdre à Daudet sa place et son influence, l’époux débonnaire et complaisant s’était tout à coup transformé en Othello. À l’appui de son dire, Daudet présentait des lettres à lui écrites par Kornman et exprimant une tolérance tellement ignoble, que Beaumarchais n’hésita plus. Il courut chez les ministres, et, avec cette activité persévérante qu’il mettait à tout ce qu’il entreprenait, il obtint bientôt la révocation de la lettre de cachet et un ordre du roi enjoignant au lieutenant de police, M. Lenoir, de faire conduire la prisonnière dans la maison d’un médecin-accoucheur, où elle pourrait librement recevoir ses hommes d’affaires et discuter ses intérêts avec son mari. Ce dernier, voyant

  1. Le père de Daudet, directeur des greniers à sel de la ville de Strasbourg, avait épousé Françoise-Catherine-Ursule Lecouvreur, fille naturelle de la célèbre tragédienne et du maréchal de Saxe.