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l’idée si extraordinaire, si bizarre, qu’il y eut presque un éclat de rire universel. Le lendemain, on se demandait le pourquoi de cette étrange incarcération, et, comme le gouvernement ne disait rien, n’ayant rien à dire, attendu qu’il lui eût été assez difficile d’avouer qu’on enfermait Beaumarchais à Saint-Lazare parce qu’on était porté à croire qu’il avait eu l’intention de comparer Louis XVI à un tigre, le public s’inquiétait et commençait à murmurer ; le surlendemain, il murmurait hautement. « Chacun, dit Arnault, se sentait menacé par là, non-seulement dans sa liberté, mais encore dans sa considération. » Le quatrième jour, il y avait, parmi les jeunes gens surtout, un hourra général, et telle était l’effervescence, qu’Arnault, quoiqu’il fût alors au service du comte de Provence, nous apprend qu’il n’avait pu s’empêcher de rimer contre cet acte d’arbitraire une ode des plus hardies. Enfin, le cinquième jour, on fit sortir Beaumarchais presque malgré lui, car, dans son ressentiment de l’affront qu’il avait reçu, il voulait rester en prison jusqu’à ce qu’on lui eût déclaré son crime et donné des juges. Le mémoire inédit qu’il adresse de Saint-Lazare au roi est curieux comme expression d’une situation aussi embarrassante pour Louis XVI que pour Beaumarchais. Le lieutenant de police avait sans doute dit à l’oreille du prisonnier quelle était la véritable cause de la colère du roi ; mais comment entamer ce sujet ? Comment discuter seulement l’exécrable démence (c’est le mot de Beaumarchais) de l’intention supposée ? Comment se défendre devant le roi d’avoir songé à l’assimiler à un tigre ? « Comparant, dit Beaumarchais, les grands obstacles que j’ai dû vaincre pour faire jouer une faible comédie aux attaques multipliées qu’on dédaigne après le succès, j’ai pris les deux extrêmes de l’échelle comparative, et de même que j’aurais dit : « Après avoir combattu des géans, dois-je marcher sur des pygmées ? » ou tels autres rapprochemens figuratifs, j’ai dit : …… Mais quand on s’obstinerait à penser qu’il peut exister en France un être assez capitalement fou pour vouloir offenser le roi dans une lettre soumise à la censure et publiée dans un journal, ai-je donné jusqu’à présent des marques d’une telle démence, que l’on puisse hasarder sans preuve une pareille accusation contre moi ? »

Quelques jours de réflexion firent sans doute comprendre au roi qu’il ne pouvait pas décemment admettre l’intention qu’on avait prêtée à l’auteur du Mariage de Figaro, et, revenant aux sentimens de bon sens et de bonté qui lui étaient si naturels, après avoir en quelque sorte fait prier Beaumarchais de quitter sa prison, il se plut à le dédommager de toutes les manières de cette honteuse détention de cinq jours. Grimm constate que presque tous les ministres assistèrent à la représentation de Figaro qui suivit la sortie de prison, et qui fut des plus brillantes. Ils eurent le petit désagrément d’entendre applaudir avec énergie cette phrase du fameux monologue :