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C’est ainsi que la comédie de Beaumarchais, quoique fanée dans son ensemble sous le rapport politique, conserve encore, même sous ce rapport, une certaine actualité, en même temps qu’elle reste pour les hommes instruits un monument curieux d’une situation unique, et qui peut-être ne se reproduira jamais en France : celle d’un gouvernement offrant assez d’abus pour défrayer largement une comédie satirique, et trop confiant en lui-même ou trop faible pour empêcher un auteur audacieux et tenace de le traduire sur la scène. Ce caractère aristophanesque du Mariage de Figaro, qui contribue incontestablement à son originalité, quoiqu’il n’offre plus aujourd’hui les dangers qu’il présentait autrefois, ne laisse pas de susciter contre cette comédie beaucoup d’adversaires et parfois des adversaires assez inattendus. De ce nombre sont d’honnêtes bourgeois, qui certainement seraient furieux si, par un coup de baguette, quelque magicien leur rendait un beau matin l’ancien régime, avec ses colonels âgés de sept ans, son parlement Maupeou, ses lettres de cachet[1], ses mille privilèges et ses mille abus. Ces mêmes hommes pourtant, parce qu’ils aiment la paix, et parce que l’ancien régime n’a pu être détruit sans une secousse qui dure encore, sont disposés à ne voir dans le Mariage de Figaro qu’une coupable provocation au désordre et à l’anarchie. Il faudrait être conséquent : ceux qui admettent que la destruction de l’ancien ordre de choses était juste et nécessaire ne peuvent pas faire à Beaumarchais un crime d’y avoir concouru.

Une critique plus juste à mon sens est celle qui porte sur le défaut de moralité reproché au Mariage de Figaro. Il est certain que la comédie, destinée à fustiger le vice en riant, ne peut pas avoir l’austérité d’un sermon ; il n’est pas moins certain qu’il y a dans Molière des situations aussi scabreuses et des mots aussi forts que dans le Mariage de Figaro ; mais si Molière, avec la franche bonne foi du génie, ne recule pas devant tout ce qui lui semble nécessaire à la vérité du tableau qu’il veut peindre, on ne le voit point, comme

  1. C’est en vain qu’avec une vue superficielle du passé on essaierait de comparer le régime parfois rigoureux qu’a subi dans notre siècle la liberté individuelle avec le régime antérieur à la révolution ; il n’y a pas de comparaison possible. Qu’on se souvienne seulement que sous Louis XV un ministre, le duc de La Vrillière, poussait l’impudeur jusqu’à permettre à sa maîtresse de vendre à prix d’argent des ordres d’arrestation signés en blanc de la main du roi. « La marquise de Langeac, dit le comte de Tocqueville dans son Histoire du règne de Louis XVI, faisait commerce des lettres de cachet, et jamais ne les refusait à l’homme puissant qui avait une vengeance à exercer ou une passion à assouvir. » Il n’était pas même toujours nécessaire d’être un homme puissant. M. de Ségur raconte dans ses Souvenirs l’édifiante histoire d’une jeune bouquetière qui, pour se débarrasser d’un mari jaloux, avait obtenu, moyennant dix louis donnés à Mme de Langeac, une lettre de cachet contre lui. Le même jour, le mari ayant eu la même idée que sa femme et ayant de son côté donné dix louis, chacun des deux époux fit enfermer l’autre.