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son propre exemple; mais son amour-propre se fût refusé à comprendre cet argument. Les Français pourtant répétaient partout cette vérité cruelle, nous dit Goethe dans ses mémoires, et leur dédain pour cet intrus vengeait assez l’Allemagne, qu’il offensait par ses préférences. Son fameux discours sur la littérature allemande, composé dans ses dernières années, montre combien il était loin d’écrire notre langue aussi purement qu’il le croyait sans doute, après l’avoir pratiquée toute sa vie. «Parlons, dit-il, de la langue allemande, laquelle je dis être diffuse, difficile à manier... » En vérité, c’est bien la peine de renoncer à sa langue pour parler ainsi la nôtre après plus de quarante ans de prose et de vers français !

Dans ce discours, qui témoigne d’une médiocre connaissance de la littérature en général[1], et de notre langue en particulier, il veut bien, tout en déclarant que l’Allemagne n’a rien produit jusqu’alors, lui prédire de meilleurs jours. Ces jours étaient venus, la poésie allemande grandissait à côté de lui, en dépit de lui, et il ne s’en doutait pas, ou ne s’en apercevait que pour lui jeter l’insulte et le dédain[2]. On lui en a fait un crime au-delà du Rhin. Ah! que c’était mal entendre les intérêts du pays, et que Schiller comprenait bien mieux ce que vaut la protection des princes, et combien on est heureux d’y échapper, quand il s’écriait avec orgueil :


« La muse allemande n’a point vu fleurir pour elle un siècle d’Auguste; les faveurs d’un Médicis ne lui ont point souri. Elle n’a point eu de glorieux patronage; ses fleurs ne se sont point épanouies aux rayons des faveurs princières.

« Éloignée du trône du plus grand des fils de l’Allemagne, du grand Frédéric, elle resta sans protection et sans honneur. C’est avec orgueil, c’est en sentant son cœur battre plus fort dans sa poitrine, que l’Allemand peut se dire : « Tout ce que je vaux, c’est à moi que je le dois. »

« Voilà pourquoi le chant des bardes de l’Allemagne s’élance d’un jet plus lier et route plus librement ses flots. Voilà pourquoi, riche de sa propre abondance, jaillissant des profondeurs de l’âme, il se raille de la contrainte des règles. »

  1. Il prétend faire traduire du latin Épictète et Marc-Aurèle, lesquels, comme chacun sait, ont écrit en grec. Pour un philosophe, cette bévue vaut presque celle d’un ecclésiastique de nos jours, qui exigeait qu’on fit apprendre aux enfans le latin dans saint Paul, exigence difficile à satisfaire, puisque saint Paul a écrit en grec.
  2. On connait sa phrase sur les débuts de Goethe : « Voilà un Goetz de Berlichingen qui parait sur la scène, imitation détestable de ces mauvaises pièces anglaises, et le parterre applaudit et demande avec enthousiasme la répétition de ces dégoûtantes platitudes. » Goethe se contente d’écrire, à propos de ce jugement, qu’il ne s’en étonne nullement. « Un prince tout-puissant, qui mène avec un sceptre de fer des milliers d’hommes, doit trouver intolérables les productions d’une jeune tête libre et indépendante. D’ailleurs l’équité et la tolérance dans les jugemens ne sont pas la qualité dominante d’un roi : s’il la possédait, ce n’est pas là ce qui ferait sa gloire... Prenons-en notre parti, restons fidèles au vrai, et n’adorons que le beau et le sublime. » (Tome XXVII, p. 493, édit. de Stuttgart, 1840.)