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mesquinerie. Louis XIV n’avait pas pour les lettres le même amour, mais au moins avait-il dans le goût plus de grandeur et d’élévation.

Heureusement pour la réputation littéraire de Frédéric II, la seule partie de ses volumineux ouvrages que tout le monde connaisse est sa correspondance avec Voltaire et avec d’Alembert. Elle est mieux écrite que ses histoires. Là du moins il écrit en général simplement et naturellement, sans viser au style brillant et aux élégances académiques. Cette correspondance n’est pas seulement curieuse et intéressante par le fond, elle est d’une lecture facile, amusante, et répond suffisamment à l’insolente question que le père Bouhours posait au XVIIe siècle, et que Frédéric rappelle souvent en s’en moquant : si un Allemand peut avoir de l’esprit. Même en prenant le mot esprit dans le sens où l’entendait le jésuite, la correspondance de Frédéric eût pu le satisfaire, et ce qui le prouve, c’est que le voisinage des lettres de Voltaire et de d’Alembert ne nuit pas trop à celles de leur royal correspondant.

Le côté triste de cette correspondance, ce sont les doctrines désolantes, ce sont les plaisanteries cyniques qui y reparaissent trop souvent. On peut faire à ce sujet une remarque : c’est que, pendant plusieurs années, le ton de Voltaire reste décent, à peine répond-il à quelques plaisanteries assez légères de Frédéric ; mais aussitôt qu’il a vu le roi à Berlin, le ton change brusquement, et sa première lettre après son départ contient déjà des grossièretés qui défient toute citation. Quoique Voltaire n’eût malheureusement pas besoin d’être provoqué à cet égard, il faut noter que presque toujours c’est le roi qui lui donne l’exemple[1]. Il est certain que Frédéric fut pour beaucoup dans l’achèvement du déplorable poème qui pèse toujours sur la mémoire de Voltaire. « Croyez-moi, achevez la Pucelle : » cette fatale exhortation revient comme un refrain dans les lettres de Frédéric, jusqu’au moment où malheureusement le poète finit par y céder. Laissons cela, aussi bien que l’histoire de leur querelle, où les torts furent réciproques. Sans doute, Frédéric ne pouvait

  1. Il y a par exemple des vers déplorables sur la bataille de Rosbach que les ennemis de Voltaire ont cités assez de fois :

    Nos blancs-poudrés sont convaincus
    De tout ce que vous savez faire, etc.

    On ne peut que les condamner sans doute au double point de vue du patriotisme et de la décence ; mais ils ne sont qu’une réponse à des vers que Frédéric lui avait envoyés, et qui sont bien autrement repoussans. Ajoutons, comme circonstances atténuantes, que cette lettre ne fut écrite qu’un an et demi après Rosbach, que les blancs-poudrés dont il est ici question sont, non pas nos soldats, comme on pourrait le croire, mais les généraux de cour, nommés par Frédéric dans sa pièce (Adieu, Turpin, Broglio, Soubise), et que tout le monde chansonnait alors en France, comme on avait chansonné jadis l’infortuné Villeroy. On connaît la plaisanterie de Louis XV sur Soubise après Rosbach, double allusion à ses malheurs comme général et comme mari : « Tiens, ce pauvre Soubise ! il ne lui manque plus que d’être content ! » et le mot de la duchesse d’Orléans quand on disait devant elle que de victoires en victoires Frédéric pourrait bien venir jusqu’à Paris : « Ah ! tant mieux ; je verrai donc enfin un roi ! » On sait combien cette guerre, suscitée par Bernis et Mme de Pompadour, était impopulaire en France. Tout en blâmant Voltaire, il ne faut pas oublier ce qui diminue la portée de sa faute. D’Alembert, du reste, est plus digne quand il félicite Frédéric de ses victoires, « excepté, dit-il, celle de Rosbach, dont votre majesté elle-même me défendrait de me réjouir. » Et pourtant il écrit à Voltaire : « pour moi, comme Français et comme philosophe, je ne puis m’affliger de ses succès. Nos Parisiens ont aujourd’hui la tête tournée du roi de Prusse. » (11 janvier 1758.)