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encore sur ce sujet : « Mon cher ami, votre plume doit regretter de s’être souillée de ce nom, » et aussitôt il prend la sienne pour protester contre les abominables doctrines du Prince, compose un livre bien vertueux, bien philosophique contre Machiavel, et charge Voltaire de le faire imprimer... Sur ces entrefaites, Frédéric devient roi, donne ordre d’arrêter la publication de son livre, et envahit la Silésie.

Frédéric avait alors vingt-huit ans. Rollin et Voltaire s’étaient trompés sans doute quand ils promettaient au monde un Marc-Aurèle : Frédéric fut autre chose assurément; mais ils ne se trompaient pas quand ils comptaient que les lettres trouveraient en lui un protecteur dévoué et fidèle, mieux qu’un protecteur, un ami.

C’est là en effet sa supériorité sur les autres protecteurs des lettres : il les a aimées pour elles-mêmes, indépendamment du profit qu’en espérait sa politique. Pour Auguste, le génie de Virgile et d’Horace fut surtout un instrument de domination; pour Louis XIV, la poésie n’était guère qu’un ornement de ses fêtes ou l’harmonieuse expression de ces louanges dont il ne pouvait s’assouvir. Sans doute le roi de Prusse comprenait très bien la puissance d’opinion qu’exerçaient déjà les écrivains, surtout les écrivains français, et que lui-même allait étendre en la reconnaissant. On en trouve une preuve frappante au début d’un de ses ouvrages historiques. Histoire de mon temps. Dans le premier chapitre, qui est un tableau des forces de l’Europe à son avènement, l’historien consacre plusieurs pages à la littérature et aux sciences. La France y est représentée comme le vrai centre littéraire de l’Europe; ses écrivains sont pour lui une puissance avec laquelle il faut compter et dont il recherche l’alliance. Et pendant la guerre de sept ans, près de succomber sous le nombre, battu, traqué par les Autrichiens, les Russes et les Français, au moment de livrer une dernière bataille qui va décider de son sort et de celui de son royaume, se croyant perdu, c’est aux écrivains qu’il songe. Pendant une veillée remplie d’angoisses, il écrit une centaine de vers, « les meilleurs ou plutôt les seuls bons qu’il ait faits, » dit M. Villemain, et il les envoie, copiés de sa main, à Voltaire, avec lequel il est brouillé depuis plusieurs années : préoccupation étrange dans un moment pareil, mais qui suffit pour le peindre. Cette paix que dans sa fierté intrépide il s’obstine à ne pas demander à ses ennemis vainqueurs, il semble l’offrir à un écrivain[1]. C’est déjà une chose remarquable que d’avoir reconnu une puissance supérieure à la force matérielle; ce respect, même intéressé, fait honneur à ce despote et à ce conquérant. Il y eut d’ailleurs autre chose chez Frédéric :

  1. La réponse de Voltaire est admirable (octobre 1757). Ce fut ainsi que se renoua entre eux une correspondance qui se poursuivit jusqu’à la mort de Voltaire.