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qui renchérit sans cesse sur les flatteries de son correspondant. Si Voltaire traite Frédéric de Trajan et de Marc-Aurèle, s’il l’appelle son adorable prince, celui-ci n’est pas en reste; poètes et philosophes, tout est sacrifié à Voltaire, et Frédéric termine une discussion philosophique par cette phrase scandaleuse et ridicule : « S’il y a quelque chose dont je me puisse persuader, c’est qu’il y a un Dieu adorable dans le ciel, et un Voltaire non moins estimable à Cirey. » C’est un lieu commun de platitude d’identifier la Providence avec les puissans du monde; mais l’apothéose appliquée à un simple philosophe était vraiment une innovation. Et notez, dans cet échange de flagorneries, la différence des positions, qui excuse l’un et condamne l’autre. Un prince doué de quelque bon sens sait parfaitement combien il doit rabattre des complimens qu’il reçoit et dont une bonne partie s’adresse toujours à son rang plus qu’à sa personne; mais l’écrivain qui n’est rien que par lui-même, qui n’a d’autre puissance que celle de son génie, a le droit de considérer comme sincères les adulations qu’il reçoit d’un souverain; leur exagération même est un hommage que l’on rend à sa valeur personnelle, à l’influence que son génie lui a donnée sur l’opinion; fussent-elles intéressées et destinées à provoquer un retour de louanges, c’est toujours dire à l’écrivain : Vous pouvez donner la gloire. Tout prince que je suis, j’ai besoin de vous. — Je ne connais pas de compliment plus flatteur et moins suspect que celui-là. D’ailleurs, répétons-le, c’est Frédéric qui a donné le ton à Voltaire, et dans cet échange de flatteries souvent insipides, le premier, le principal coupable, c’est le prince : le poète n’est que son complice.

Vraiment les rôles sont intervertis; les faiblesses que d’ordinaire on caresse chez les princes, Frédéric les flatte chez l’écrivain. Il faut voir les fadeurs mythologiques qu’il adresse à Mme du Châtelet, et ses complimens peu délicats sur le bonheur que Voltaire goûte dans les bras d’Emilie. Avec une modestie inattendue, Voltaire proteste contre les suppositions du prince; je ne suis, dit-il, que l’ami de Mme du Châtelet, et ne suis plus d’âge à être autre chose :

J’approche, hélas ! de la nuit sombre
Qui nous engloutit sans retour;
D’un homme je ne suis que l’ombre.
Je n’ai que l’ombre de l’amour.


Mais Frédéric insiste, déclare gracieusement qu’il n’en croit rien, redouble de galanterie avec la marquise : en même temps il s’attendrit avec Voltaire sur toutes les tracasseries que lui suscitent ses envieux, et quand Desfontaines ou tout autre sacrilège a osé porter les mains sur les tragédies de son ami, il se montre presque aussi ému que Voltaire, ce qui pourtant n’était pas aisé.