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substance qu’ils tirent d’eux-mêmes; les empiriques au contraire, semblables aux fourmis, amassent des matériaux et les emploient tels qu’ils les trouvent. L’abeille fait mieux, car elle recueille de la substance sur les fleurs, mais elle sait l’élaborer avec un art qui lui est particulier. » Je pense qu’on ne peut pas assez s’étonner qu’il ait fallu tant de siècles pour comprendre qu’avant d’expliquer il fallait connaître, et que jamais la théorie ne pouvait deviner les faits, pas plus qu’on ne peut arpenter un champ avant de l’avoir sous les yeux. Peut-on voir sans une surprise profonde Descartes, cet admirable génie, le grand promoteur du doute et de l’examen comme principe préliminaire, bâtir de toutes pièces un système de la constitution intime de la nature et des mondes parfaitement en contradiction avec ses propres règles de raisonnement ? Encore s’il eût donné ses tourbillons et sa matière subtile pour une conception hypothétique, une espèce de type mécanique de l’organisation de l’univers et des corps; mais il y croyait, il s’était persuadé à lui-même ses incroyables hypothèses, et malheureusement il y fit croire ses contemporains. Il fut empirique comme raisonneur, mais complètement dogmatique dans ses systèmes. Aussi, à part l’histoire de la science, ne vivra-t-il que par la portion de ses travaux qu’il estimait le moins, savoir ses découvertes mathématiques et physiques.

Le mot nature, qui pour nous désigne l’ensemble des êtres que l’observation fait reconnaître à nos sens, signifiait chez les Romains, d’après son étymologie, non point l’existence, mais bien la naissance des êtres. Telle est la signification du titre du fameux ouvrage de Lucrèce sur la nature (la naissance) des choses, où il tend à fixer des limites à ce qui peut naître et à ce qui ne peut pas naître. Chez les Grecs, le mot physis, que l’on traduit toujours par le mot français nature, remonte plus haut que la naissance des êtres et signifie engendrement. Ainsi chez nous l’idée de nature se rapporte à l’existence des êtres; chez les Latins, elle se rapportait à la naissance de ces mêmes êtres, tandis que chez les Grecs, elle était l’idée même de leur génération : on voit que le langage, le sens commun s’est de plus en plus rapproché de l’empirisme. Mais au fond comment concevons-nous l’existence des êtres ?

L’école métaphysique française moderne a sagement renoncé à définir les premiers principes des êtres. Si une existence est isolée des autres, si une sensation est d’une nature particulière, comment la définir par d’autres sensations d’une espèce différente ? Autant vaudrait exprimer un chemin en kilogrammes ou une valeur en mètres cubes! La pensée, accoutumée à triompher dans la comparaison des idées, dans l’analogie, éprouve une grande humiliation, quand elle vient se heurter contre la connaissance intime des choses.