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de trois ou quatre ans, les broussailles l’avaient fait entièrement disparaître. Ou y avait dépensé 35,000 fr. Pour l’amener en plaine d’Aïn-Benian jusqu’au bord du ravin.

Quant aux routes fréquentées, elles ne servaient guère, pendant l’hiver surtout, qu’à marquer la ligne où il fallait éviter de passer. En rase plaine et hors d’un pays cultivé, c’était un léger inconvénient. Les charrettes, pour éviter de s’engloutir dans les précipices bourbeux de la route, se jetaient à droite ou à gauche dans la broussaille, dont les branches formaient fascine sous les roues. Cependant il arrivait parfois que des terres labourées ou des accidens de terrain faisaient de la route l’unique passage, et il fallait bien y revenir, dût-on s’y briser ou y rester échoué jusqu’à l’été suivant, ce qui est plusieurs fois arrivé, et ce que je puis attester pour l’avoir vu. Sur la traversée du territoire de Staouéli, il y avait un de ces passages, mais là du moins il y avait du secours. Combien de fois-les bons pères ont-ils eu à dételer leurs bœufs pour aller tirer de peine un équipage embourbé à une demi-lieue de là ! Combien de fois ont-ils eu à envoyer des hommes munis de pioches et de crics pour le sauvetage d’un attelage coulé bas dans un océan de terre glaise délayée, ou pour le rajustement des timons rompus et des roues brisées !

Quelle page elles méritent dans l’histoire de la colonisation, ces routes dont les difficultés ont été un des plus grands obstacles qui aient éprouvé la constance des colons et qui aient achevé d’épuiser les ressources ou de surmonter les forces d’un grand nombre! Qu’on se figure des hommes perdus dans d’immenses solitudes qui les séparent de leurs semblables; ils ont jeté tout ce qu’ils possèdent dans le sein de cette terre, qui exige de longues avances et qui ne rend rien qu’à des époques déterminées. Cependant la faim arrive, sans se régler sur le mouvement des saisons et sans avoir à passer par les chemins de l’administration. La famille a recours alors à de petites industries secondaires. L’un fait des tuiles ou des briques, l’autre du charbon, l’autre du bois; l’on va porter cela à la ville prochaine, et l’on achète en retour les approvisionnemens dont la famille aura besoin pour la quinzaine ou le mois qui vient. Ici commence le procès avec la route qui vous dit : On ne passe pas! Mais la famille ne peut pas attendre. Coûte que coûte, il faut bien passer. On mettra dix jours, s’il le faut, à un voyage qui n’en demanderait que deux; mais, au risque même d’y perdre un bœuf ou d’y briser sa charrette, il faut que l’on passe, et l’on tente le voyage. Que d’exemples en ce genre on pourrait citer ! J’en choisirai un. Un ancien officier de marine, démissionnaire par coup de tête collectif au temps des réactions politiques de 1822, est venu en Afrique après une longue carrière civile. On lui avait donné une concession de 800 hectares, à une demi-heue de Zeralda, sur le bord même du Mazafran, lieu charmant, mais malsain. Autant l’autre revers de la colline est triste et désolé, autant l’étroite vallée du Mazafran en cet endroit est riche, plantureuse et enchantée. La famille de ce colon se composait de quatre enfans et de leur mère, race vigoureuse au physique, énergique et simple au moral. Deux de ces enfans moururent d’abord, une fille et un fils. Restaient deux superbes garçons, de dix-sept à vingt ans à l’époque où je les ai connus, chez qui une nature puissante dominait encore, comme