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le Sahel ou dans la plaine, et les Maures, persuadés que les chrétiens seraient promptement rejetés au-delà des mers, poussaient de leur mieux à la spéculation en vendant à vil prix tout ce qu’ils possédaient et ce qu’ils ne possédaient pas, souvent même ce qui n’existait pas. Beaucoup d’Européens se trouvèrent ainsi avoir dans la plaine des fermes qu’ils n’avaient pas vues, qu’ils ne devaient pas voir de longtemps, et dont les plus heureusement situées étaient celles qu’on pouvait aller reconnaître sous la protection d’un escadron. Ces fermes sont celles qui plus tard furent ravagées à deux reprises par Abd-el-Kader, qui en brûla ce qu’il put. Voilà à quoi, pendant dix ou douze ans, se réduisait ce que l’on appelait déjà néanmoins la colonisation en Algérie.

De 1842 à 1846, tout changea de face. Il est à remarquer que cette période est précisément celle du soulèvement général de l’Algérie et de la guerre acharnée engagée par Abd-el-Kader, puis rallumée par le célèbre aventurier connu sous le nom de Bou-Maza. Ce fut dans cet intervalle de luttes si actives que le maréchal Bugeaud, presque toujours en campagne, voulut fonder la colonisation, appela des colons de France, leur distribua ce sol pour lequel on se battait encore, leur bâtit des maisons, leur perça des routes, et fit plus en effet en trois années de guerre générale qu’il n’a été fait depuis lui en six ans de paix.

En 1846, la colonie commençait à prendre de la force et à se sentir assurée de l’avenir. On entrait dans une phase nouvelle, et le gouvernement lui-même le sentait. Il fit quelques réformes administratives, multiplia les directions, ce qui était affaiblir l’administration civile plutôt que la renforcer. Les colons, de leur côté, publiaient forces brochures, et accréditaient des délégués auprès du gouvernement : ils réclamaient un système de garanties et d’institutions civiles. Tout ce bruit et les péripéties de la lutte non encore abandonnée par Abd-el-Kader attiraient fortement l’attention sur l’Algérie. Vers la fin d’octobre 1846, quatre membres de la chambre des députés arrivaient à Alger, mus par le désir d’étudier sur place les problèmes que donnaient à résoudre le fait accompli de la conquête et le fait ébauché de la colonisation. Une curiosité de même nature, mais concentrée sur un objet spécial, m’y avait fait arriver trois jours avant eux. Deux de ces députés m’étaient connus, l’un par des liaisons d’enfance que j’avais eues dans sa famille, l’autre par des relations de monde et de littérature. Ce dernier, M. de T.., voulut bien m’exprimer le plaisir que lui faisait éprouver la surprise d’une semblable rencontre hors d’Europe et dans ce vieux nid de pirates. — Malheureusement, ajouta-t-il, il faudra tout aussitôt nous quitter. Le maréchal veut nous faire voir l’intérieur du pays. J’aurais eu beaucoup de choses à voir auparavant; mais le jour du départ est fixé, les ordres donnés sur tout le trajet d’Alger à Oran. C’est un bien curieux voyage, n’est-ce pas, et une occasion unique de le faire ? Mais j’y pense, puisque vous êtes venu dans ce pays pour y faire des études, peut-être vous serait-il agréable d’y ajouter aussi ce complément. Si la proposition vous plait, je demanderai l’agrément du maréchal ainsi que l’autorisation de vous présenter.

J’acceptai avec d’autant plus de reconnaissance, que la proposition était des plus séduisantes, et que j’avais déjà une commission à remplir près du maréchal au nom d’un général qu’il aimait beaucoup et qui m’honorait d’une