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du lieutenant ou du capitaine ; de là enfin ces mariages par voie de recrutement pratiqué sur les orphelines des hospices de la mère-patrie. La critique a enchéri sans doute sur les circonstances de ces mariages ; mais il faut convenir aussi que le fonds était riche et prêtait.

Un pareil système, conçu de cette façon absolue et appliqué en tout avec cette rigueur de discipline, allait tout droit à mettre partout les forces propres de l’organisme militaire aux prises avec la force des choses. Dire comment cette erreur du maréchal Bugeaud a pu servir la colonisation et comment elle lui a nui, comment elle l’a arrêtée pour longtemps peut-être ; montrer les bonnes intentions ou les bienfaits de l’homme et les vices du système, c’est ce que feront suffisamment, sans même que nous le cherchions, les récits, les épisodes, les tableaux de colonisation africaine qui vont passer sous nos yeux. La soumission de la Kabylie, formellement décidée et entreprise, a ravivé en nous le souvenir de l’homme fort qui l’avait conçue, commencée, et à qui l’on ne permit pas de l’achever. Or, avec l’idée du maréchal Bugeaud, dont la pensée et l’œuvre militaire achèvent de s’accomplir en ce moment et trouveront assez d’historiens, nous avons senti revivre aussi dans notre mémoire cette autre partie de l’œuvre qu’il avait également commencée, et qui n’a pas encore été racontée. Peut-être cette tâche revient-elle naturellement à un homme qui, sans être colon lui-même, a pendant près de trois ans partagé la vie du colon, suivi ses travaux, étudié ses besoins, couché sous son toit, constaté ses maux, éprouvé ses fatigues, aspiré le venin de ses terres et failli deux fois succomber aux atteintes de ses plus redoutables maladies : toutes choses par lesquelles sa pensée s’est liée à ce pays de toutes les forces d’une affection grandie peut-être au prisme des souvenirs.


I.

Avant le maréchal Bugeaud, la colonisation ne consistait guère qu’en villages-étapes, bâtis autour des camps ou des postes militaires que l’on avait établis le long des routes pour protéger les communications entre le chef-lieu et les quelques villes de l’intérieur où nous tenions garnison. Quelques-uns de ces camps avaient aussi pour objet de couvrir les avenues d’Alger ou de garder les débouchés de l’Atlas dans la plaine. La population civile qu’on y attira par des concessions de terres et de matériaux de construction y vécut d’abord des petits commerces qu’entretenait la présence ou le passage continuel des troupes, et de l’entreprise des transports qu’elle effectuait pour le compte de l’administration militaire avec des bestiaux qui, le plus souvent, lui avaient été donnés par cette même administration. Ainsi se sont formés, dès les premières années de l’occupation, les villages de Vieux-Kouba, de Bir-Khadem, de Deli-Ibrahim, de Douéra, de Boufarik et du Fondouk. Aux portes d’Alger, les villages de Mustapha, Hussein-Dey, Birmandreis, El-Biar, Saint-Eugène, s’étaient formés en partie sous l’influence des mêmes causes, en partie par l’agglomération des maraîchers qui approvisionnaient chaque matin les marchés de la ville, ou par la multiplication des maisons de campagne provenant des Maures où bâties par les premiers spéculateurs. La spéculation avait bien aussi acheté toutes les terres que les Maures avaient voulu vendre dans