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fini de peindre cette sombre et sauvage physionomie, il tomba dans une méditation profonde : le passé s’était relevé devant lui, et il le comparait avec tristesse aux choses présentes. « Mon grand-père était libre, disait-il à M. Wagner; il n’avait pas de grade, pas de croix, il combattait à sa guise; moi, je suis major, et deux croix brillent à ma poitrine. Jamais du moins je n’oublierai mon grand-père Wassily… Ce qu’il y a de plus triste pour les hommes de notre âge, ajouta-t-il avec un soupir, c’est de voir l’indifférence de nos enfans pour l’héroïque histoire de leurs aïeux. » Ces paroles s’adressaient comme un reproche à son fils, lieutenant de Cosaques, qui effectivement avait paru écouter avec un profond ennui cette iliade paternelle. La conversation changea bientôt après, et le fils du major, arrivé récemment de Saint-Pétersbourg, se mit à parler des modes nouvelles, des théâtres, des actrices françaises, des danses de Mlle Taglioni. Le grand-père Wassily, le major et le lieutenant représentaient trois phases bien distinctes de l’histoire des Cosaques : dans le fond, le vieux héros barbare, puis le Cosaque déjà discipliné, portant des croix, investi d’un grade, et cependant tourné avec un pieux respect vers un âge de liberté sauvage qui ne peut plus revenir, et enfin le Cosaque civilisé, jeune, brillant, dédaigneux du passé, un Cosaque ami des arts, et qui applaudit nos comédiens français de Saint-Pétersbourg !

La politique de la Russie vis-à-vis des Cosaques a toujours été de briser leur unité nationale. Dispersés sur des points éloignés, les Cosaques du Don ne connaissent plus les Cosaques de l’Ukraine. Sur la frontière même, ceux qui défendent la ligne du Caucase sont cantonnés depuis, longtemps dans des forts, dans des aouls[1], dans de petites villes de quatre à cinq mille âmes. Ils n’ont plus de liens les uns avec les autres. L’hetman des Cosaques du Don est le fils aîné du tsar, l’héritier présomptif de la couronne, le grand-duc Alexandre Nicolaewitch. Ce fait n’indique pas seulement, comme on pourrait le penser, l’importance qu’on attache à la soumission des régimens cosaques, il montre surtout combien les Cosaques du Don sont déjà façonnés à la discipline moscovite. Un jour viendra sans doute où un prince de la famille impériale pourra être hetman des Cosaques du Kouban; aujourd’hui il s’exposerait encore à des marques d’insubordination ou à des hardiesses de langage qu’il serait forcé de subir. L’hetman des Cosaques du Kouban est un homme de leur race, un Cosaque de la famille des Zaporogues, le lieutenant-général Sawadofsky. Sa résidence est à Jekaderinodar, ville cosaque de cinq mille âmes. La garnison n’a pas plus de huit cents cavaliers cosaques et cent cinquante hommes d’infanterie de ligne qui sont très souvent

  1. C’est le nom des villages du Caucase, chez les Cosaques comme chez les Tcherkesses.