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dire que son côté illusoire lui enlève absolument tout mérite. Comme il s’agit ici d’une question que la science avait presque abandonnée, les conjectures même pouvaient avoir leur valeur; et si M. Kraitsir se fût borné à conjecturer de son mieux, s’il eût gardé suffisamment conscience de la nature réelle de ses suppositions, l’illusion eût pu servir d’assaisonnement aux considérations utiles. D’ailleurs M. Kraitsir est perspicace, et, sa théorie mise à part, nous aimons à reconnaître qu’il s’est montré habile à suivre dans les divers idiomes les évolutions des racines, mais ce qui passe toutes les bornes, ce sont les déclarations de guerre qui viennent soutenir les affirmations du linguiste. Suivant M. Kraitsir, ne pas croire à son langage de nature, c’est nier l’ordre providentiel qui gouverne l’univers; ne pas se convertir à sa foi, c’est conspirer contre le progrès du genre humain. A l’entendre, la seule chose urgente est d’en finir vite avec les grammaires officielles, avec les méthodes d’enseignement, avec toutes les vieilleries pédagogiques issues d’un aveugle respect pour la tradition, afin de refaire à nouveau toutes ces choses suivant les éternels principes du langage que M. Kraitsir nous annonce. Tant que cette tâche ne sera pas accomplie, tous les travaux des penseurs et toutes les tentatives d’amélioration (nous citons ses propres paroles) ne seront que du temps perdu ! Qu’on applique, au contraire, la méthode glossologique, et désormais les hommes ne seront plus sujets à l’erreur. M. Kraitsir ne promet pas moins, car il commence par déclarer que toutes les races humaines sont égales en intelligence, et que tous les enfans apportent en naissant des facultés analogues : pour lui, toutes les erreurs des hommes s’expliquent entièrement par la faute des mots et des instrumens.

Sous tout cela, il est facile de reconnaître une logique et des prétentions qui sont loin d’être particulières à l’auteur de la Glossologie, et c’est précisément pour cela que nous avons tenu à les relever. La passion de l’absolu et de l’unité est si répandue de nos jours, et elle pousse en ligne si droite à la destruction universelle, qu’il est bon de la dénoncer partout où elle se rencontre. C’est au nom de la religion naturelle qu’on a sapé les religions nationales vraiment adaptées au caractère des nations; c’est au nom des besoins inhérens à fous les hommes, et avec la prétention de trouver des institutions excellentes pour tous les hommes, qu’on a renversé les institutions réellement conformes aux exigences des diverses sociétés. Maintenant c’est au tour de la linguistique de voir ses découvertes menacées par cette folie du jour. Depuis cinquante ans, elle travaillait à nous fournir un nouveau moyen pour démêler les origines spéciales des peuples, en distinguant les origines spéciales de leurs idiomes : voilà que la passion de l’unité se jette à la traverse pour chercher à confondre de nouveau ce qui avait été distingué. Elle ne veut plus reconnaître qu’une seule généalogie à tous les idiomes. En fait d’explications, elle ne veut rien tolérer en dehors des causes premières qui peuvent tout expliquer d’un seul coup. Certes il est bon et très bon de chercher à saisir les rapports des choses distinctes; mais, quand le besoin d’assimiler est poussé à ce point, il n’est plus qu’un retour vers la barbarie. Il indique des esprits qui sont trop étroits pour embrasser à la fois toutes les idées déjà formulées, et qui par fatigue ne songent qu’à réduire cette masse trop large aux dimensions de leur petite capacité.

Telle est la morale à tirer de la Glossologie, ou plutôt telle est une des