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étroits qui ne pardonnent point l’indépendance, et qui, parce qu’il était le défenseur du catholicisme et de la monarchie, avaient imaginé trouver en lui l’oracle de leurs passions et de leurs instincts d’immobilité. Balmès faisait l’expérience d’un de ces reviremens de faveur, d’une de ces inconstances d’opinion qu’il décrit avec une si spirituelle justesse dans le Criterio. Qu’un homme serve un parti, qu’il relève sa fortune par la simple éloquence d’un esprit fécond en ressources : tant qu’il ne froisse pas les préjugés du parti, c’est un grand homme, il réunit toutes les vertus et tous les talens, ses défauts sont soigneusement dissimulés; il est utile au parti dans le sens de ses passions, et c’est tout dire. Qu’il lui arrive un jour de dépasser la portée des intelligences vulgaires, qu’il ose être lui-même, qu’il déroute des préjugés invétérés : aussitôt il n’est plus rien, — il est moins que rien; c’est un transfuge. La veille encore, Balmès, écouté, considéré, renommé en Espagne, était la lumière et la force des opinions religieuses et monarchiques; le lendemain, il subissait l’injure de certains apostoliques espagnols qui ne voyaient dans Pie IX qu’un révolutionnaire déguisé en pape, et dans son apologiste qu’un sectaire nouveau. Les pamphlets se multipliaient contre l’auteur du Protestantisme et allaient fouiller parfois jusque dans sa vie privée. Parce que le produit de ses livres l’avait mis au-dessus de l’indigence de son origine, son désintéressement était mis en doute; parce qu’il avait osé croire qu’il y avait place pour la liberté dans le monde, ce n’était plus que le Lamennais de l’Espagne. Que répondait Balmès ? Cette dernière accusation était la plus sensible pour lui et le jetait dans une émotion singulière. « Plutôt qu’un tel malheur, disait-il, j’espère que Dieu m’enverra une mort précoce. » C’était le même homme qui disait à ses amis : « Si je venais à faillir, à manquer à mon devoir, si mon intelligence tombait dans le crime, je sens qu’elle perdrait sa force. » Belle parole que tout écrivain, tout penseur devrait avoir toujours présente dans un temps où il se commet un si grand nombre de ces crimes d’intelligence, et où le sentiment de la responsabilité intellectuelle s’est si étrangement émoussé !

Et toutefois l’instinct des détracteurs de Balmès ne les trompait pas quand ils commençaient à pressentir en lui un homme qui n’était pas de leur bord, ou du moins qui comprenait tout autrement le dogme conservateur. Ce que l’auteur de Pio IX voulait proscrire du monde, ce n’était point la liberté elle-même, c’était l’usage qu’en fait l’athéisme révolutionnaire, c’était aussi le sens destructeur qu’il donne à ce mot de liberté. L’intelligence séparée de la foi lui paraissait complètement impuissante; mais il ne voyait pas non plus de civilisation là où il n’y a point la vie de l’intelligence. Si les principes moraux lui semblaient la première, la plus invincible loi d’une société, ils n’excluaient pas dans sa pensée les améliorations matérielles. Il résumait