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génie méconnu qui maudit le monde, la société, les hommes, Dieu lui-même. — Absurde exagération! dit-il. Non, la vertu et le bonheur ne sont point bannis de la terre. Voici cependant l’heure des affaires. Le soleil s’est déjà terni, la pluie est tombée à torrens. Notre homme heureux a été éclaboussé par un cavalier au passage; il rentre et il se trouve en face d’un malheur imprévu : il est à peu près ruiné. Il se rend près d’un ami, mais il est reçu avec froideur. Son regard rencontre de nouveau par hasard le livre qu’il lisait le matin, et il trouve que le génie méconnu pourrait bien n’avoir point tort, que la société est bizarrement organisée, que l’amitié et le désintéressement ne sont qu’un mot. Sa douce et judicieuse philosophie est en train de s’envoler, lorsqu’un autre ami vient pour le consoler, le secourir, mettre des fonds à sa disposition. Oh ! alors tout change encore une fois. Qui avait donc osé croire que le désintéressement et l’amitié n’étaient que des mots sonores ? Le soleil reprend son éclat, la Providence a des sourires, la vie est pleine d’espérances. Un seul jour a suffi pour faire décrire à la philosophie d’un seul homme un cercle complet.

Nous voudrions aussi citer l’histoire d’une Opinion politique. C’est un brave homme qui va du libéralisme à l’absolutisme, selon que le vent est à l’émeute ou à l’état de siège. Pour le moment, tout ami de l’ordre qu’il est, il s’est vu enfermer dans un cachot, pris sans doute pour un émeutier, et voilà son libéralisme qui reverdit dans l’air d’une prison. Il hait l’arbitraire, le pouvoir absolu; il n’a point assez d’amour pour la liberté et la constitution : « La foi politique est aujourd’hui très vive, poursuit avec une piquante ironie l’auteur; sera-t-elle de longue durée ? — Attendons une émeute, les cris de la rue, un échec à son amour-propre : jusque-là comptez sur lui... » Si les livres ont leur destinée, cette œuvre d’une observation ingénieuse et sans fiel a bien la sienne. Balmès écrivait le Criterio en quelques jours durant l’été de 1843, retiré dans une maison aux environs de Barcelone, tandis que la ville, au pouvoir d’une poignée de révolutionnaires, soutenait un siège et un bombardement; il l’écrivait n’ayant d’autres livres avec lui qu’une Bible et l’Imitation : c’était le bagage qu’il avait sauvé de la tourmente.

Chose étrange ! croirait-on qu’avec ses opinions, avec les tendances de son esprit, Balmès pût être accusé d’être presque un révolutionnaire ? Cela lui est arrivé cependant au sujet de l’esquisse qu’il consacrait en 1847 à l’œuvre réformatrice de Pie IX. Depuis un an déjà, le nouveau pontife avait pris l’initiative de ces réformes qui ont si tristement abouti. Balmès observait ce mouvement, il se sondait lui-même; il finit par rompre le silence pour saluer une ère nouvelle dans la tentative du généreux pontife. Il n’en fallait pas davantage pour soulever parmi ses adhérens eux-mêmes cette tourbe d’esprits