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dont une foule de têtes sont agitées, et qui, se formulant en différentes théories, attaquent plus ou moins ouvertement la propriété, l’organisation actuelle du travail et la distribution des produits... »

Quels sont les moyens de la société pour se préserver, pour diriger et contenir les masses ? Sera-ce l’instinct conservateur des classes aisées ? Mais ces classes elles-mêmes, que sont-elles ? Elles n’ont rien de fixe et de stable; elles vivent au jour le jour, — ensemble de familles sorties hier de l’obscurité et de la pauvreté pour faire place demain à d’autres familles qui parcourront le même cercle. Elles se hâtent d’accumuler, non pour fonder la tradition d’un nom, d’une maison, mais pour jouir aujourd’hui même de ce qui est amassé aujourd’hui. Le vertige de la dissipation s’augmente du pressentiment du peu de durée des choses. Quant aux masses, il semble que les hommes de ce siècle ne connaissent que trois moyens de les conduire et de les maintenir : l’intérêt privé bien entendu, la force, et ce développement du bien-être, des jouissances matérielles, qui porte à la paix et fait tomber les armes des mains des multitudes. — L’intérêt privé ! on peut faire des philosophies, des dissertations très honnêtes pour démontrer au malheureux qu’il est de son avantage de respecter ce qui existe, de sauvegarder dans la propriété des autres son bien, son travail, sa propriété. S’il n’y a point cependant une autre influence qui le relève et l’épure, qui tempère ses envies, ses haines, ses colères, qui attache un sens moral à ces inégalités dont il souffre, et les comble par la charité, combien de temps persuadera-t-on au pauvre que son intérêt est le même que celui du riche ? — La paix obtenue par l’accroissement du bien-être et des jouissances! Oui, en effet, les cœurs et les bras peuvent être alors moins portés à la guerre civile. Qu’on réfléchisse cependant à ce qu’il peut y avoir de terrible dans des multitudes savamment échauffées, enivrées par l’ardeur des jouissances matérielles, exaltées par le sentiment de leur nombre; la pire des barbaries est celle qui naît de la corruption. Reste l’expédient suprême de la force. Si l’on y songe bien, depuis trente-cinq ans, sauf quelques incidens, la paix générale a régné. Les armées sont debout cependant, elles ont gagné en puissance, en discipline, en autorité. Quel est leur but, lorsqu’on fait tout pour éloigner les guerres entre les peuples ? Elles n’en ont point d’autre que de suppléer à l’action morale absente; mais c’est un expédient de peu de durée. Il est donc vrai que la société ne peut continuer à vivre sans le secours et l’influence des moyens moraux, sans la présence d’un sentiment religieux puissant, — non pas « d’un sentiment religieux vague, indéfini, sans règles, sans dogme ni culte, qui ne servira qu’à propager des superstitions grossières parmi les masses et à former une religion de poésie et de roman dans les classes cultivées, » —