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pour me fermer les yeux, à moi ta cadette, je renoncerais avec joie à ce rêve de ma vie. Je me contenterais de le remercier ici, en ta présence, pour la miséricorde dont il m’a comblée en t’inspirant de m’associer, moi pauvre créature, à ta destinée. Tu as été pour moi un père et un bienfaiteur, et en te perdant, je perds tout ce qui m’est cher dans ce monde. Je redeviens véritablement orpheline.

— Et cependant tu feras et tu dois faire ton pèlerinage, me dit-il. Tu dois remplir tes devoirs jusqu’au bout. J’ai besoin de ta main pour fermer mes yeux, et j’ai besoin de tes prières pour le repos de mon âme, car j’ai été un homme de passions et de colère. Oui, femme, crois-moi, ajouta-t-il avec un soupir, il faut aller à Jérusalem. En priant pour toi et les tiens, tu prieras aussi pour moi, et tu supplieras le Sauveur du monde de me faire miséricorde, à moi misérable pécheur.

Ce dernier effort l’avait épuisé. A partir de ce court entretien, son état empira, et quelques jours plus tard j’étais veuve, ou plutôt, comme je le disais devant le lit du mourant, je redevenais orpheline.

Ici la paysanne garda un moment le silence. Une larme brillait dans ses yeux. — Et à quelle époque entrepris-tu ton pèlerinage? lui dis-je en lui serrant la main.

— Le surlendemain de l’Annonciation, vingt ans juste après le jour où j’avais fait la promesse de visiter les saints-lieux. Ce jour-là, le soleil m’éveilla comme il m’avait éveillée vingt ans auparavant. J’allai m’asseoir à la même fenêtre; mais combien mes sensations furent différentes ! Autour de moi et en moi-même, tout était changé. Les années avaient tout recouvert de leur voile, la vieillesse avait tout refroidi de son haleine. Je n’enviais plus aux hirondelles leur vol rapide; je leur enviais plutôt le nid où elles trouvaient chaque soir un sûr abri. Le vent, qui me paraissait vingt ans auparavant si frais et si vivifiant, me glaçait les joues, au lieu de les caresser. Seuls, les grands nuages blancs, qui nageaient dans le ciel bleu, m’apparaissaient encore comme de célestes messagers. J’allai, comme il y avait vingt ans, écouter les offices de la Vierge des affligés. Hélas ! personne ne m’attendait à la porte, personne n’était là pour me bénir.

Combien de fois, dans le courant de ces vingt années, je m’étais représenté comme un jour de fête celui qui précéderait mon départ! Maintenant ce jour était venu, et je ne demandais plus à Dieu que de me laisser la force nécessaire pour tenir ma promesse. En rentrant, j’allai m’asseoir sous le filleul du jardin. Celui-là était resté jeune et vivace; jamais ses branches ne m’avaient paru plus touffues, jamais son ombre ne m’avait paru plus fraîche et plus profonde. — Que sont devenus, bel arbre, ceux qui aimaient ton ombrage? m’écriai-je. Ils dorment sous la terre humide, eux qui partageaient avec moi ton bienfaisant abri. Et les heures de ma jeunesse, où sont-elles? — Ces