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Je remerciai Iwan d’un seul mot, mais il comprit le sentiment qui me le dictait. Le lendemain de la noce, mon frère et sa femme partirent pour la ville, et alors commença pour moi une existence paisible qui devait, pendant vingt ans, n’être troublée que deux fois, par la mort de ma mère et celle de mon mari.

Que te dirai-je encore, maîtresse? J’ai hâte de terminer ce long récit des épreuves que j’ai eu à traverser avant de toucher la Terre-Sainte. Je n’ai point à te parler de mon frère, qui, après avoir perdu sa femme, continua de dissiper tristement les restes de sa fortune. La déplorable fin de ce malheureux fut ignorée de ma mère, qui mourut en le bénissant. Je restai seule avec mon mari, dernier compagnon qui devait lui-même me quitter à son tour. Ma vie s’écoulait tout entière sous les yeux du digne marchand; je ne le quittais que pour aller à l’église, ou visiter la tombe de mes parens. Tout mon temps se passait à écrire et à régler les comptes de son commerce, à broder de beaux ouvrages pour l’église qu’il avait fait rebâtir à neuf et décorer magnifiquement, à lire à haute voix quelques passages des livres de mon père. Mon seul délassement était de passer quelques instans, dans les soirées de la belle saison, sous le filleul du jardin.

Une maladie lente, qui se déclara chez mon mari, le retint bientôt dans sa chambre. Il put alors quelquefois manquer de patience envers moi, mais qui se vanterait de n’avoir jamais cédé à la colère? Et n’étais-je pas sa femme légitime? Ne lui devais-je pas obéissance et soumission complète? Ne m’avait-il pas choisie, fille pauvre et frêle, pour me combler de biens? N’avait-il pas soulagé et protégé la vieillesse de ma mère ? Le chagrin est le lot commun des hommes : savais-je si cet homme grave et silencieux n’avait pas cruellement souffert avant de placer sa main dans la mienne? Son caractère ressemblait à ces grands fleuves de notre Russie. Il était large et profond, mais tranquille. Qui eût pu en découvrir le fond? Et quand un sourire ironique entr’ouvrait ses lèvres, qui eût osé l’interpréter?

Pendant cette longue maladie, il m’arrivait quelquefois de lire à mon mari quelque passage relatif à Jérusalem, quelque description des lieux saints. Je me sentais doucement émue alors, mais je ne versais plus de larmes brûlantes, et mon cœur ne battait plus comme aux premiers temps. Au lieu de me dire : Je veux aller à Jérusalem, je me disais : Je dois y aller. Je me surprenais même à mesurer la longueur de la route, et je pensais aux fatigues, aux difficultés du chemin.

Un jour mon mari, se sentant plus faible, m’appela près de son lit : — Eh bien ! femme, me dit-il, voilà que ton désir va se réaliser. Bientôt tu seras seule, et tu pourras faire ton pèlerinage.

Je lui répondis en toute sincérité : — Si Dieu voulait te conserver