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recevoir de moi un cadeau : ce sera le premier et le dernier, je te l’assure. Ce cadeau, tu le recevras le jour de notre mariage, et nul n’a besoin d’en rien savoir.

J’acceptai cette offre. Il reprit : — Et maintenant, frappons-nous réciproquement dans la main, et que le Seigneur soit témoin et juge de la droiture de nos intentions à tous les deux !

Après un moment de silence, pendant lequel il examinait l’expression de mon visage, qui reprenait sa sérénité à mesure que je l’écoutais : — Xenia, me dit-il avec un demi-sourire, et ton désir de visiter Jérusalem ?

— Je le renferme au fond de mon cœur, lui répondis-je. Rassure-toi, il est aussi silencieux qu’il est profond; mais qui t’en a parlé?

— Le père Grégoire, me dit-il. C’est mon meilleur ami, comme il était celui de ton père.

Je fus charmée d’être ainsi délivrée de l’obligation de garder un secret vis-à-vis d’un homme pour lequel, une fois devenu mon mari, je n’en devais plus avoir.

Quand ma mère revint, elle fut au comble de la joie en apprenant qu’Iwan Matwéich avait ma parole. Il fut décidé que la noce aurait lieu la semaine après Pâques. Comme le marchand devait aller le lendemain à Twer pour arranger quelques affaires, il promit de voir mon frère et de lui annoncer notre mariage.

Tout fut promptement décidé. La vie qui s’ouvrait devant moi était laborieuse; ce n’était pas l’amour, c’était la raison qui présidait à mon mariage; mais que m’importaient ces travaux, ces obligations sévères devant lesquelles d’autres jeunes filles eussent hésité? J’avais mon devoir à remplir, et, une fois ce devoir rempli, la cité de Jérusalem ne devait-elle pas me recevoir dans son enceinte sacrée? J’envisageai donc mon avenir avec courage. Pourtant, la veille de mes noces, l’idée de ce pèlerinage indéfiniment ajourné me causa une profonde tristesse. Les jeunes filles du village s’étaient rassemblées chez nous pour pétrir les gâteaux d’usage (karawai) et chanter ces belles complaintes de mariage qui font pleurer même les indifférens; alors je ne pus retenir mes sanglots, et je pensai que toute ma vie allait se passer peut-être loin de cette Jérusalem, patrie de mon âme; mais une voix intérieure me répondit : « Dieu et ton devoir. » Il me sembla que mon père me parlait lui-même du haut des cieux. Cette pensée me rendit le calme et le courage.

Le cadeau que me fit Iwan Matwéich était digne de sa fortune et de sa générosité. Après la cérémonie, il me remit un papier en me disant de l’aller lire seule dans ma chambre et de n’en parler à personne. Ce papier était l’acte d’achat, en mon nom, de la maison paternelle avec des champs et des prairies; il me garantissait un revenu plus que suffisant pour assurer mon existence et celle de ma mère.