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accompli mon premier devoir, quand tu pourras me dire : Va en paix; ma bénédiction t’accompagne. Et maintenant parle-moi, mon père, aime-moi comme dans les belles années de notre passé, car ta fille t’est rendue et ne te quittera pas.

Cette journée s’acheva pour moi au milieu des embrassemens et des caresses. Ma mère aussi avait retrouvé sa fille, et sa joie éclata en démonstrations bruyantes. Fatiguée de tant d’émotions, je regagnai de bonne heure ma petite chambre. Le soleil, qui l’éclairait si joyeusement à mon réveil, avait disparu ; la lune nageait lumineuse et froide dans les espaces du firmament. Une épaisse rosée couvrait la prairie comme d’un linceul humide. Le vent frais du matin était tombé, les oiseaux se taisaient dans leurs nids. Tout était triste et morne. — En est-il ainsi, pensais-je, de toutes les espérances de la vie? — Et le nom de Jérusalem revenait sur mes lèvres; mais en offrant au Seigneur la promesse solennelle de faire ce pèlerinage, je lui demandais aussi de m’inspirer la résignation, la persévérance, pendant la longue attente que j’étais résolue à m’imposer. Je fis cette prière à haute voix devant les saintes images de mon kivott, et j’entendis la voix de mon père y répondre. Inquiet de mon état, il avait voulu voir si je dormais. Il venait d’écouter mes paroles et de s’associer à mon serment.


IV.

A partir de ce moment, ma vie n’a été qu’une suite d’épreuves, au milieu desquelles la pensée du lointain voyage qui devait les couronner m’apparaissait comme une suprême consolation. Tu pourras juger par mon récit quels devoirs se succèdent dans la plus humble existence, et combien l’appui de Dieu est nécessaire pour les remplir.

La cause de la gêne que je venais de découvrir autour de moi ne tarda pas à m’être révélée. La passion du jeu avait résisté chez mon frère Siméon aux salutaires influences que mon père avait cru lui opposer en l’envoyant au séminaire de Twer. Le joug de la règle, la surveillance la plus sévère, n’avaient rien pu contre ce triste penchant. Ma mère avait longtemps caché les désordres que par une regrettable indulgence elle avait favorisés; mais enfin la vérité s’était fait jour. Les supérieurs du séminaire avaient annoncé à mon père que des transactions d’argent honteuses et déshonorantes étant parvenues à leur connaissance, ils se voyaient forcés de chasser le jeune homme, si ses parens ne parvenaient pas à satisfaire les personnes atteintes par ces transactions, et que, même à cette condition. Ils ne pourraient garder l’élève coupable que pour un temps limité.