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ses œufs dans son nid, la voilà qui va devenir vaine et présomptueuse comme un paon criard ! T’ai-je moins aimé, Alexiewich, pour n’avoir pas compris tous tes beaux discours? Dis-moi, dis-moi, mon mari et mon maître ! aurais-tu été mécontent de moi pendant les longues années que nous avons passées ensemble? Pourquoi donc élever ma fille si fort au-dessus de moi et détourner son cœur de sa mère? » À ces reproches nous répondions, mon père par de douces explications, et moi par des caresses. Quelquefois aussi mon frère était le sujet de l’entretien, qui devenait alors plus sérieux. On se plaignait de ses fréquentes absences, de sa dissipation. Mon père surtout épanchait avec chagrin ses inquiétudes sur l’emploi que faisait Siméon de sa journée. Il avait vu des babki[1] rouler de sa poche sur le plancher de l’école. C’était mauvais signe que tout cela. Ma mère trouvait cependant toujours des excuses plausibles pour la conduite de Siméon, et le lendemain de ces discussions le chef de la famille se montrait d’ordinaire plus indulgent pour mon frère, plus aimant pour sa femme.

Il fallut toutefois prendre le parti d’envoyer Siméon au séminaire de Twer. Là, ma mère trouva moyen, sous un prétexte ou sous un autre, de ne le visiter que trop souvent. Jamais elle n’allait le voir sans s’être munie de mille petits cadeaux pour les maîtres et d’un certain petit sac de cuir soigneusement caché à mon père, et d’où sortaient toujours, pour les plaisirs du jeune dissipateur, quelques beaux roubles blancs. Après le départ de ma mère, mon père m’embrassait, souriait, et me faisait lire la parabole de l’enfant prodigue; puis il essuyait une larme.


III.

J’arrive maintenant à l’événement qui a déterminé mon pèlerinage, et dont l’influence a dominé toute ma vie. En évoquant ici sur le Calvaire tous les souvenirs de cette douloureuse époque, il me semble qu’un voile tombe de mes yeux, et que je comprends enfin une énigme dont j’ai longtemps cherché le sens.

En parlant ainsi, ma compagne avait placé sa main sur la mienne; je pris cette main et la serrai vivement. Elle continua :

— Mes parens espéraient qu’avec l’âge ma santé se raffermirait. C’est le contraire qui arriva.

L’époque de l’adolescence trouva en moi une intelligence précoce mariée à un corps chétif. Bientôt une maladie singulière vint

  1. Osselets, un des jeux favoris des paysans russes, qui sont très passionnés, en général, pour tous les jeux de hasard.