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et une servante secondaient ma mère dans les travaux du ménage. Comme j’étais la plus jeune de tant d’enfans qu’elle avait perdus, j’étais l’objet pour elle d’une sollicitude constamment éveillée. Quant à mon frère Siméon, sa brillante et robuste jeunesse faisait l’orgueil de mes parens.

Si je ne pouvais, à cause de ma frêle santé, partager les travaux de ma mère, je ne restais pas cependant oisive. On m’avait appris à broder en or, en argent et en soie de beaux ouvrages qu’une de mes tantes établie à Twer vendait fort cher. Je pus donc amasser un assez riche trousseau[1]. Déjà ma mère songeait en soupirant que le temps approchait où sa Petite hirondelle, comme elle m’appelait, la quitterait pour se soumettre aux peines et aux travaux d’une nouvelle vie. Ma santé chétive ne me permettait guère cependant d’affronter de si tôt l’épreuve d’un changement d’existence. Faible et délicate, je restais près de mon père, pendant que ma mère vaquait aux nombreuses occupations du ménage, et que mon frère, à peine les heures de l’école passées, s’échappait dans la rue pour jouer avec les rebiaishki[2]. Mon père ne pouvait lui-même prendre que peu d’exercice. Sa seule distraction était le jardin, qu’il aimait à parcourir appuyé sur mon bras. Ce jardin était assez grand et borné par un ruisseau qui, à l’époque de la fonte des neiges, prenait les dimensions d’une rivière. Un beau filleul était planté à l’endroit le plus escarpé de la rive. Mon père y avait fait placer un banc et une table. C’est là que, dans la belle saison, nous passions les dernières heures de la journée. Devant nous, et séparée seulement par le ruisseau, s’étendait la prairie avec sa nappe verte émaillée de fleurs au printemps, la prairie qu’animait en été le travail des faucheurs, qu’égayait le chant des faneuses parées de leurs beaux habits et toutes fières de leurs sarafanes rouges. C’était un plaisir que de voir alors

  1. Les jeunes paysannes, en Russie, travaillent elles-mêmes pour gagner de quoi faire leur trousseau. Elles sont rarement occupées aux travaux des champs. Les mères soignent leur toilette et leur beauté. L’époque de leur mariage met fin à cette vie paisible; aussi est-elle un véritable deuil. Les compagnes de la jeune mariée s’assemblent alors pour déplorer, dans de touchantes complaintes, le sort du beau cygne blanc qui va être métamorphosée en oie grise; elles plaignent la délicate jeune fille, aux mains blanches et paresseuses, à l’épaisse chevelure blonde, que sa mère lissait avec tant de soin tous les matins; elles la montrent obligée à son tour de servir avec humilité ses nouveaux parens.
  2. Diminutif de rebiata, mot qui lui-même est le pluriel vulgaire de rebenik, enfant. Le Russe nomme ainsi ses camarades de travail ou de plaisir; le seigneur applique cette expression et celle de bratsi (frères) à ses serfs; le salut de l’empereur à son armée est : Sdorowa, rebiata (bonne santé, enfans!). L’armée répond en masse : Sdorowie gelaem (nous te souhaitons la santé). Le mot rebiaishki désigne aussi les jeunes adolescens qu’on voit courir en troupe dans les rues des villages. Les rebiaishki russes, avec leur blonde chevelure retombant sur les oreilles, leur tunique rouge ou bleue, leur teint frais et vermeil, sont les plus charmans lutins du monde; il faut les voir, en hiver, se construire de petits traîneaux, s’y atteler à tour de rôle au nombre de quatre de front, pour former le quadrige, orgueil du cocher russe. Ce sont alors de folles courses à travers la neige; c’est une joie, un enivrement qui sont portés à leur comble, si les mouvemens du terrain permettent d’établir des glissades et de précipiter ainsi la course du traîneau. Ces glissades sont la véritable origine du jeu qu’on appelle montagnes russes. C’est pendant l’intervalle compris entre Noël et le carême que ces fêtes de l’hiver sont dans tout leur éclat. La dernière semaine du carême surtout, maslenitza (semaine de beurre), où toute sorte de friandises remplacent la viande, dont l’usage est interdit, est marquée par un redoublement d’entrain dans ces naïves réjouissances. Vieux et jeunes, grands et petits, hommes et femmes, tout chante, tout glisse, tout rit et s’amuse. Le contraste de ces villages remplis d’un joyeux tumulte et des plaines silencieuses et glacées qui les pressent de toutes parts agit lui-même sur les imaginations, et l’excitation qui en résulte transforme le plaisir en une lutte salutaire contre la rigueur du climat. Nulle part mieux que dans ces fêtes villageoises on ne remarque ce qu’il y a d’enfantin dans le caractère du paysan russe et combien sa nature est riche d’insouciance et de gaieté.