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mes bottes ! » Et c’est là l’histoire de ces comédies d’égalité, même quand ce sont des chrétiens qui les jouent, et surtout quand ce sont des démocrates. Le livre de Mme de Gasparin doit avoir à coup sûr une destination spéciale, et nous n’avons nulle envie d’y regarder : il vaut mieux s’arrêter aux aperçus plus généraux, aux vérités de tout le monde. Oui, Mme de Gasparin a raison quand elle dit que nous ne savons pas trouver un milieu entre l’excès de l’indépendance et l’excès de la servilité ; que ce qui nous manque, c’est le caractère. Elle a raison aussi lorsqu’elle dit spirituellement que nous sommes dans « le siècle du gris, » que nous aimons les demi-tours, les vérités à demi effacées, les subtilités, les interprétations bizarres, ce que l’auteur appelle en un mot « des cheveux partagés en quatre. » Tel est l’effet de l’abus de l’intelligence fonctionnant à vide, si l’on nous liasse cette expression.

Ce n’est point sûrement qu’il faille se hâter de proscrire les études abstraites, l’analyse morale, qui a joué un si grand rôle de nos jours. Cela veut dire plus simplement qu’il y a aussi pour l’intelligence une utilité féconde et comme un préservatif salutaire à se retremper dans la réalité, dans l’observation exacte des faits, dans la contemplation virile des mouvemens et des transformations du monde. Ou apprend là peut-être à se guérir des fantaisies et des utopies. Ce siècle au fond n’est pas si dénué de vie, qu’il n’offre les élémens les plus nombreux et les plus variés ; le difficile est de classer ces élémens et d’en saisir l’ensemble. Et dans cet ordre de travaux, pourquoi ne parlerions-nous pas d’un livre, — l’Annuaire des Deux Mondes, — à qui il ne nous est point interdit sans doute de faire sa place par cela seul qu’il est né auprès de nous, au milieu de nous ? L’Annuaire n’a pas la prétention d’être un ouvrage de spéculation philosophique, de partager des cheveux en quatre, comme le dit Mme de Gasparin, ou de tirer de la révolution une religion, comme le veut M. Michelet : il a la prétention de rassembler des faits et des documens qui ne sont point à la portée de tous, et de faire de ces documens le tissu d’un récit complet et exact ; il a la prétention de résumer tous les ans l’histoire de tous les peuples, de leur diplomatie, de leur développement politique intérieur, de leurs progrès intellectuels, de leur commerce, de leur industrie, de leurs finances, de telle façon qu’on puisse avoir en un moment sous les yeux le spectacle de la civilisation contemporaine à mesure que les événemens s’accomplissent, et qu’on sente en quelque sorte dans ce tableau renouvelé d’année en année les palpitations du monde. Ce qu’il y a de curieux en effet dans une publication de ce genre, c’est de pouvoir suivre pour ainsi dire jour par jour la marche de la politique et des intérêts, de pouvoir prendre sur le fait l’agrandissement de certaines races, le dépérissement de certaines autres, le mouvement compliqué des influences qui s’agitent pour se disputer la prépondérance. Ce ne sont à coup sûr ni les épisodes curieux, ni les questions graves, ni les luttes décisives, qui manquent dans cette histoire contemporaine pour mettre en relief ce travail universel des peuples. Il y a trois ans déjà que l’Annuaire a commencé de paraître, et ce sont par conséquent trois volumes qui ont vu le jour avec le dernier, qui comprend la période de 1852-1853. Qu’on observe dans cet intervalle les événemens qui se sont produits : l’Europe a changé de face ; là où la république existait comme en France, un empire est né ; les monarchies ébranlées et menacées de dislocation, comme la monarchie autrichienne, se sont progres-