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qu’il ne faut point exagérer sans doute, mais sur laquelle il ne faut point aussi se méprendre. C’est un ordre nouveau de faits qui s’ouvre, où chacun a sa part et où les divers intérêts politiques qui se rattachent à cette question ne tarderont point indubitablement à se dessiner d’une manière plus nette.

Quand nous disons que la première faute du gouvernement turc a été de ne point accepter purement et simplement la note de Vienne, ce n’est pas qu’il eût essentiellement tort dans les modifications qu’il demandait : c’est parce que son refus était un obstacle au rétablissement de la paix, en provoquant inévitablement des difficultés nouvelles de la part de la Russie, tandis que son acceptation ne compromettait en rien ses droits et ses prérogatives, qui restaient sous la garde des puissances médiatrices, et c’est en cela justement que le cabinet ottoman a semblé apprécier inexactement sa situation vis-à-vis de l’Europe. Si la Turquie eût agi par elle-même, par ses propres forces, sans avoir besoin d’autre secours, elle était libre sans doute dans ses résolutions. Abritée, protégée par l’Europe, elle ne pouvait évidemment espérer se servir des flottes de la France et de l’Angleterre sans que celles-ci eussent à déterminer la mesure de leur concours et à stipuler pour leur propre intérêt. Or le maintien de la paix était l’intérêt de l’Angleterre et de la France parce que c’était l’intérêt européen, et c’était aussi, nous continuons à le croire, la condition la plus favorable pour l’empire ottoman lui-même. Le divan, dira-t-on, s’est vu aux prises avec des circonstances terribles qui durent encore ; il n’a point accepté la note de Vienne, parce qu’il ne pouvait pas l’accepter sans risquer une révolution intérieure. Nous le savons bien ; mais c’est précisément là l’élément le plus redoutable de cette phase nouvelle de la question d’Orient, parce qu’il en résulte que la direction des événemens n’appartient plus à la sagesse des cabinets, mais aux passions nationales. Oui, en effet, Constantinople est depuis quelque temps le théâtre de mouvemens singuliers ; les passions belliqueuses tendent de plus en plus à l’emporter. Le sultan inclinerait vers la paix par caractère ; l’un de ses principaux ministres, Rechid-Pacha, homme éclairé et acquis à la civilisation, serait pour la paix par réflexion, par un sentiment élevé des besoins de l’empire ottoman. Malheureusement ils sont dominés par la recrudescence du fanatisme turc qui les presse et les menace. Chaque nuit, dit-on, des placards sont affichés sur les principales mosquées, mettant le sultan en demeure de répondre par la guerre à la Russie, et réclamant le renvoi des ministres infidèles qui conseillent la paix. L’Europe elle-même est l’objet des manifestations les plus ridicules, parce que sans doute elle ne va pas assez vite pour ces barbares. Les populations chrétiennes répandues dans l’empire se sentent menacées par les passions musulmanes. Après avoir convoqué ses contingens le sultan n’est plus maître de lui-même ; il est à la merci de ces hordes asiatiques qu’il a appelées à la défense de l’indépendance ottomane, et qui submergent en quelque sorte le peu de civilisation qu’il pouvait y avoir dans l’empire. En un mot, la Turquie d’Europe est en ce moment le théâtre d’une invasion nouvelle plus barbare peut-être que la première invasion turque. Qu’arrivera-t-il dans ces circonstances ? Il serait difficile de rien conjecturer. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’à l’heure qu’il est le gouvernement turc se trouve placé entre la folie d’une guerre qui peut être désastreuse, qui peut