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comédiens qui me pressent et me reprochent une négligence que je n’ai point. Je vous supplie de me permettre de vous voir ce soir, à la sortie de la caisse d’escompte, et, en retirant de vos mains cet ouvrage proscrit pour le rendre à mon portefeuille, de vous assurer du très respectueux dévouement avec lequel je suis, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »


Ce ton est évidemment celui d’un homme qui se sent appuyé par l’opinion, et qui sait très bien qu’on n’ira pas jusqu’à une rupture en lui rendant son manuscrit. La pièce est enfin livrée à un troisième censeur, qui fait quelques modifications, mais qui approuve. Le roi en demande un quatrième, qui fait très peu de corrections et qui approuve. Il en demande un cinquième. Celui-là approuve sans corrections. Ayez donc des censeurs, pour qu’ils se laissent ainsi entraîner eux-mêmes par la curiosité publique[1] ! Le rapport du quatrième censeur, de Desfontaines, qui lui-même écrivait pour le théâtre, offre des passages assez curieux. Il examine très attentivement l’ouvrage, « dont j’ai fait, dit-il, quatre lectures dans lesquelles j’ai suivi l’auteur phrase par phrase. » Il fait quelques légères suppressions ; il rature par exemple les deux phrases licencieuses que nous avons citées, un passage contre les loteries qui se trouvait dans le monologue. Quant à la pièce en elle-même, il plaide pour elle et défend chaque personnage avec une ardeur que Beaumarchais ne dépasserait pas. Il va très loin dans ce sens, car, rencontrant dans le rôle de Suzanne une phrase tournée d’une manière indécente, et que l’auteur lui-même dut changer aux dernières répétitions, il commence par la supprimer ; ensuite il se ravise, la rétablit, et, avec un amour de l’art assez rare chez un censeur, il écrit en marge : Mot unique, impossible à remplacer, et que je laisse. Ce mot est en effet tellement unique qu’il nous est impossible de le reproduire ici[2]. Après avoir

  1. Parmi ces cinq censures, je ne sais où fixer la date de la sixième, celle de M. Suard, la seule qui concluait à l’interdiction ; je dirai même que dans les papiers de Beaumarchais j’ai bien trouvé la preuve d’une opposition très prononcée de Suard, et qui se continue, comme tout le monde le sait, même après la représentation ; mais je n’ai rien trouvé qui indique que Suard ait été officiellement chargé de censurer le manuscrit de Beaumarchais, lequel parle très souvent de tous ses censeurs. Cependant Garat, dans ses Mémoires sur Suard, et je crois aussi, Mme  Suard, dans le petit volume qu’elle a publié sur son mari, affirment également le fait.
  2. Les phrases purement grotesques trouvent naturellement grâce devant le censeur. Il y en avait de très fortes en ce genre qui ne furent supprimées qu’à la dernière répétition. L’acteur Dazincourt raconte dans ses Mémoires la peine qu’il eut à décider Beaumarchais au sacrifice d’une phrase à laquelle il tenait beaucoup. Dans la querelle avec Basile, au quatrième acte, Figaro lui disait : « Si vous faites mine seulement d’approximer madame, la première dent qui vous tombera sera la mâchoire, et, voyez-vous mon poing fermé ? voilà le dentiste. » Beaumarchais comptait sur le succès de cette phrase auprès du parterre, et peut-être il ne se trompait pas ; mais ce n’était pas une raison pour