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tillon de ce côté mondain de l’esprit de Beaumarchais, et nous le choisirons comme propre à caractériser jusqu’à un certain point les mœurs du temps. L’auteur du Mariage de Figaro était fort lié avec le marquis de Girardin, celui-là même chez qui Rousseau venait de mourir à Ermenonville. Le marquis avait un fils, jeune officier qui s’appelait alors le vicomte d’Ermenonville, et qui devint plus tard un des orateurs populaires de la restauration, sous le nom de Stanislas de Girardin. Ce jeune officier, en garnison à Vitry, ayant ouï parler d’une chanson plus que grivoise que Beaumarchais avait composée dans sa jeunesse, et qui se chantait avec succès entre sous-lieutenans[1], désira posséder une copie exacte de ce chef-d’œuvre, et, au lieu de s’adresser pour cela, soit à l’auteur lui-même, soit à M. de Girardin son père, ce qui nous paraîtrait encore à la rigueur admissible, il prit un parti qui semble aujourd’hui un peu bizarre ; il écrivit à la marquise sa mère pour la prier d’obtenir pour lui de Beaumarchais ce cadeau peu moral, et la marquise, qui, à la vérité, ne savait pas au juste à quel point cette chanson était légère, s’empresse de transmettre à Beaumarchais la demande de son fils par le billet suivant :


« Ce mercredi.

« Mon fils m’a écrit, monsieur, pour avoir une chanson de vous sur les femmes. Comme on ne peut mieux faire que de s’adresser à l’auteur pour avoir la véritable, j’espère que vous ne refuserez pas cette satisfaction à un jeune homme qui la désire beaucoup. Comme elle est, à ce que l’on m’a dit, contre mon sexe, si vous craignez que ce ne soit pas de la politesse de me l’adresser, vous voudrez bien la lui envoyer à lui-même[2]. M. de Girardin m’a mandé le plaisir qu’il avait eu de vous posséder pendant quelques jours, et le regret qu’il a eu de ce que votre voyage a été aussi court.

« J’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissante servante,

« Marquise de Girardin. »


Voici maintenant la réponse de Beaumarchais :


« Paris, ce 25 mars 1780.

« Non, madame la marquise, je n’enverrai pas à monsieur votre fils la chanson que vous me demandez pour lui. Il peut la désirer parce qu’il ne la connaît pas ; mais moi, qui me repens de l’avoir composée dans un moment d’humeur où j’avais la folie de vouloir punir tout le beau sexe de la légèreté d’une coquette, dans un de ces momens si contraires à la conduite du Sauveur, où l’on voudrait faire souffrir tout le monde pour les péchés d’un seul, je n’irai point ouvrir le cœur d’un jeune homme à des impressions défavorables à celles qu’il doit aimer et servir, après le roi, toute sa vie. C’est l’ouvrage de

  1. C’est la chanson intitulée Galerie des Femmes du siècle, que l’ami Gudin n’a pas manqué de recueillir pieusement dans son édition de Beaumarchais.
  2. « À M. le vicomte d’Ermenonville, officier dans le régiment de Colonel-Général, en garnison à Vitry. »