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XXIVe ANNEE DE LA REVUE DES DEUX MONDES.

Dans les choses d’un certain ordre, rien ne se fonde vite et facilement. Pour nous, nous avouons sans peine qu’il nous a fallu vingt ans pour asseoir, pour établir sérieusement notre modeste édifice. La Revue des Deux Mondes date du lendemain de 1840, et ce n’est qu’à la fin de 1849 qu’elle est arrivée à la fondation réelle et se suffisant à elle-même. En fouillant dans nos souvenirs et dans nos papiers de ces vingt années, nous y trouvons qu’elle avait dès lors usé successivement les forces de trois sociétés, qu’elle s’était annexé trois recueils périodiques qui lui avaient apporté leur clientèle à desservir, qu’elle avait enfin absorbé un capital de plus de 500,000 francs, sans compter les recettes considérables qu’elle avait encaissées pendant cette période de vingt ans.

Pourtant la Revue des Deux Mondes avait commencé avec une jeune et brillante pléiade, de poètes et de romanciers qui naissaient en quelque sorte en même temps qu’elle, qu’on ne retrouvera pas de longtemps et qu’on n’a jamais pu réunir ailleurs, — avec un groupe de critiques, d’historiens, de politiques et de savans presque tous déjà célèbres ou qui le sont devenus depuis, — avec une pensée et un plan enfin, sinon nettement formulés et clairement définis d’abord, du moins arrêtés en partie dès l’origine, modifiés et dégagés, il est vrai, par l’expérience.

Cette rare réunion de talens ne suffit pas cependant pour fonder définitivement la Revue des Deux Mondes, car il ne faut pas croire qu’une Revue soit fondée parce qu’elle parait à sa date, parce qu’elle fait même parler d’elle pendant cinq, dix ou quinze ans : il faut assister à ses luttes, à ses embarras de chaque jour, pour savoir ce qui remet à chaque instant son existence en question.

Il fallut, avec le concours de tant d’éminens écrivains, l’œuvre du temps, des adjonctions bien diverses aussi, en sollicitant successivement toutes les notabilités et tous les talens jeunes et distingués qui se sont élevés depuis, et qui ont tour à tour figuré ici avec éclat ; il fallut même des séparations douloureuses, que devait amener une résistance nécessaire aux prétentions ou mieux (qu’on nous permette le mot) aux invasions de l’esprit, tout aussi dissolvantes que celles de la force. Le champ d’une Revue nous a toujours paru un centre élevé et tempéré tout à la fois, où la littérature et l’art, la science et la politique (l’une de ces quatre choses n’est pas moins nécessaire que l’autre à la formation et à la solidité de l’œuvre commune), doivent se rencontrer et vivre ensemble sur le pied de la plus parfaite égalité, sans voisinage dominateur et absorbant, sans coterie ou parti qui les tiraille et prétende se les subordonner. Or sait-on bien ce que dans un semblable milieu peuvent enfanter d’incidens critiques les efforts contraires, les exigences ou les ambitions personnelles, — sans parler des habiletés de la finance littéraire, qui a bien pu quelquefois faire irruption, mais qui n’a jamais pu prendre terre ici ? Et un jour il faudra bien raconter quelques-unes de ces singulières péripéties, puisque d’autres ont essayé de les dénaturer aux yeux