Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne l’oublions pas. C’est, après la forme dramatique, la forme la plus populaire de la pensée ; aussi convient-il de la surveiller.

Grâce à Dieu, la débauche n’a pas encore atteint tous les esprits. Il reste encore parmi nous plus d’un talent délicat, sévère pour lui-même, plein de déférence pour le public. Il y a dans cette phalange de quoi régénérer le goût des écrivains et le goût de la foule. La critique, si souvent accusée de se complaire dans le blâme, et parfois même dans la négation, serait heureuse de voir se réaliser ses vœux. Le blâme n’a jamais réjoui le juge qui prend sa mission au sérieux, et la louange chatouille les lèvres aussi bien que l’oreille. Que le roman rentre dans la voie de l’art, et nous serons des premiers à battre des mains. Qu’il anime au lieu d’énerver ; qu’il encourage les passions généreuses, les nobles sentimens, au lieu de déifier les appétits les plus grossiers, et les paroles ne nous manqueront pas pour célébrer sa régénération. Aujourd’hui nous lui devions la vérité, et ce n’est pas notre faute si la franchise nous interdit la louange. Que les œuvres changent, et notre langage aura bientôt changé.

La partie la plus douce de notre mission est d’encourager les talens nouveaux, de tendre la main à ceux qui n’ont pas encore trouvé leur voie. Sévère pour les talens que la popularité environne, nous serons toujours indulgent pour ceux qui débutent dans la carrière, et nous espérons que le lecteur ne se méprendra pas sur nos intentions. À quoi servirait en effet l’indulgence envers ceux que la foule a pris sous sa protection ? Les talens populaires ont droit à la sévérité : pourquoi leur refuser ce qui leur appartient ? Mieux éclairés sur leurs véritables intérêts, au lieu de se plaindre, ils devraient remercier, car c’est un honneur et un bonheur que de susciter une discussion sérieuse. La complaisance et la flatterie n’ont jamais servi de fondement à la vraie célébrité. Tout homme vraiment amoureux de la renommée, vraiment résolu à la mériter, doit s’applaudir chaque fois qu’il voit son œuvre contrôlée, analysée dans ses moindres détails. Les plus beaux livres du monde risqueraient fort de tomber dans l’oubli, si la foule n’entendait retentir que les accens de la louange. Pour durer, pour délier l’oubli, les œuvres les plus savantes, les plus pures, ont besoin d’être discutées. Mais pourquoi sont-elles discutées ? Parce qu’elles éveillent des idées nouvelles. C’est à ce prix seulement qu’elles peuvent attirer l’attention. Ai-je besoin maintenant d’expliquer pourquoi la critique garde si souvent le silence ? Comptez les livres qui éveillent des idées nouvelles, et la critique n’aura pas à se justifier.


GUSTAVE PLANCHE.