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caprices les plus ingénieux ? Le roman peut-il, sans oublier sa mission, affecter des prétentions dogmatiques ? La réponse n’embarrassera que les hommes étrangers à l’étude de nos facilités. Quant à ceux qui les connaissent et qui ont réfléchi sur le rôle qui leur est assigné, ils affirmeront hardiment que l’art se dénature en se faisant dogmatique. Le roman peut, comme la comédie, toucher aux problèmes sociaux, mais à la condition de transformer la pensée en action et d’animer les argumens contradictoires. Si les personnages, au lieu de vivre d’une vie puissante, ne représentent que les différens termes d’un syllogisme, le roman et la comédie sont des œuvres mortes. Le plus habile maniement du langage ne saurait racheter ce vice radical. Je n’insiste pas sur cette affirmation, car des exemples trop nombreux en ont démontré la légitimité.

Pourvu donc qu’il s’interdise toute prétention dogmatique, le roman peut aborder une infinie variété de sujets. Il serait malaisé de dire où commence, où finit son domaine. Si pourtant nous jetons un regard en arrière, si nous prenons la peine d’étudier les ravages produits au commencement du siècle présent par des œuvres éloquentes, mais consacrées tout entières à la solitude, à la rêverie, nous sommes amené à penser que le roman doit se proposer aujourd’hui la peinture de la vie active plutôt que la peinture de la vie solitaire. Obermann et René ont énervé un trop grand nombre d’âmes ; l’heure est venue de combattre cet énervement et d’enseigner à la génération nouvelle, avec le secours de l’imagination, qu’elle n’est pas faite pour une contemplation oisive, mais pour la pratique de la vie sociale. L’orgueil et l’égoïsme sont aujourd’hui des thèmes épuisés. Vivre, c’est lutter, et le roman ne doit pas l’oublier. Il faut glorifier la volonté, comme Obermann et René ont glorifié la rêverie.

Après avoir exposé nos regrets et nos espérances, avons-nous besoin d’ajouter que nous saisirons avec empressement toutes les occasions qui s’offriront à nous de saluer le réveil de l’art vrai ? Le pessimisme n’entre pour rien dans nos jugemens. Nous espérons avoir prouvé que nous parlons au nom des idées qui nous semblent vraies sans acception de temps ni de personne. Nous ne blâmons pas le présent au nom du passé ; nous ne louons pas les morts aux dépens des vivans. Dans la région des idées pures, l’Impartialité n’est pas difficile, et c’est dans cette région que nous nous efforçons de demeurer.

Le roman, par sa nature même, est appelé à rendre de grands services, ou à causer de grands maux. C’est pourquoi il mérite l’attention vigilante de tous les esprits élevés. Il popularise le paradoxe et le mensonge aussi rapidement que la vérité. S’il lui est donné de panser bien des plaies, il est en son pouvoir de faire bien des blessures,