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j’ai grand’peur qu’ils ne soient emportés par le vent, et ce sera grand dommage, non pas pour moi qui ne suis que l’écho des vérités affirmées depuis longtemps, mais pour les romanciers eux-mêmes, qui n’atteindront pas le rang auquel ils auraient pu prétendre ; car ce qui manque parmi nous, ce n’est pas le talent même, mais la prévoyance et la patience dans l’emploi du talent.

Reportons-nous par la pensée, aux premières années du règne de Louis-Philippe, et comparons le roman de cette époque au roman d’aujourd’hui. Quelle splendeur et quelle obscurité ! Il y a vingt ans, le roman se prenait au sérieux et voyait dans la peinture de la passion le plus important, le plus élevé de ses devoirs. Il ne s’adressait pas à la curiosité, mais au cœur, à l’intelligence. Eclairé par les imitations, maladroites d’Ivanhoë, il cherchait dans la nature humaine le moyen d’émouvoir et de charmer. C’était son âge d’or. Conçu à loisir, longuement médité, il marchait de pair avec les œuvres les plus délicates de la poésie. Il ne tentait pas l’improvisation, car il en comprenait tous les dangers ; aussi la sympathie publique accueillait avec empressement ses moindres tentatives.

Aujourd’hui tout est bien changé : l’improvisation a remplacé la méditation, — et l’indifférence, la sympathie. Juste retour des choses d’ici-bas ! Est-ce que d’aventure l’intelligence française aurait fléchi ? Je suis très loin de le penser. Seulement le métier a pris la place de l’art : il ne faut pas chercher ailleurs le secret de notre décadence. Ce qui nous arrive est arrivé maintes fois à d’autres nations, à celles même qui par l’excellence de leur génie semblaient destinées à ne jamais défaillir. Quand le précepteur d’Alexandre, dont l’intelligence avait embrassé toutes les connaissances humaines, dont la sagacité ne saurait être contestée, comparait l’Héracléide à l’Iliade, il signalait dans la littérature de son temps un vice pareil à celui que nous signalons aujourd’hui. Qu’était-ce en effet que l’Héracléide, d’après son témoignage ? Un poème purement biographique, c’est-à-dire un poème où la succession des événemens avait remplacé l’enchaînement des idées et des sentimens, où les personnages s’amoindrissaient sous la complication des incidens. – Or que voyons-nous aujourd’hui ? n’est-ce pas un vice pareil qui afflige notre littérature ? La Grèce n’est pas demeurée sourde aux avertissemens du précepteur d’Alexandre, et s’est relevée. La France, après avoir gaspillé son intelligence en ébauches capricieuses, se relèvera comme la Grèce ; elle abandonnera le métier, je l’espère, pour rentrer dans le domaine de l’art, bon gré, mal gré, les romanciers comprendront qu’ils sont engagés dans une impasse, et qu’ils doivent revenir sur leurs pas, s’ils veulent retrouver la sympathie publique.

Mais à quelles conditions la retrouveront-ils ? car il ne suffit pas