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principal personnage comme un type moral, il n’aurait jamais mis dans la bouche de Prométhée, pendant son supplice, une explication si peu tragique.

Cependant la suite répare bientôt la faiblesse de ces préliminaires. Jupiter, arrivé au gouvernement, procède aussitôt, comme de raison, à la distribution des fonctions et au partage du pouvoir ; « seulement, ajoute Prométhée, il ne tint aucun compte des pauvres mortels ; au contraire il résolut d’en détruire toute la race, et d’en créer une nouvelle. » Cela veut dire sans doute que, selon l’usage des antiques migrations conquérantes, il voulut introduire une population étrangère et coloniser les terres des vaincus. À partir de ce moment, Prométhée se transfigure en quelque sorte, et arrive à cette grandeur où Eschyle le montre dans les premières et les dernières scènes. « Moi seul, dit-il, j’osai ; moi seul j’arrachai les mortels à la puissance qui les écrasait et les jetait aux enfers, Ils voyaient toujours la mort devant eux ; pour les détourner de cette vue, je mis, je logeai dans leur cœur les espérances aveugles. » Jupiter leur avait ôté le feu pour les punir ; cela veut-il dire la suppression du droit de cité et de la liberté du travail industriel au profit des nouveau-venus ? Prométhée, dans Eschyle, leur rend le feu, « qui enseigne et alimente les métiers. » C’est pour cela qu’il est enchaîné sur cette montagne, c’est-à-dire qu’il est repoussé au loin vers le nord avec ses tribus, qui en redescendront un jour, ranimées par Deucalion, son fils, sous les noms d’Hellènes, de Doriens, d’Achéens, pour reconquérir la terre de leurs ancêtres. Prométhée devient donc ici, par la force et la signification des événemens, la figure de l’esprit libre et résistant d’une nation opprimée ; son silence opiniâtre, pendant que la Force et la Violence le font enchaîner et clouer, exprime admirablement le silence séculaire d’un peuple qui ne meurt pas sous l’oppression ; et lorsque ces exécuteurs sont partis, après nous avoir, pendant toute une scène, martelé l’âme de la rauque et rude parole de la tyrannie, — leur victime, retrouvant sa voix dans sa poitrine transpercée d’un coin de diamant, n’a qu’à appeler et prendre à témoin toute la nature, pour que toute la nature réponde et vienne gémir avec lui. Des coups d’ailes secouent l’air, des bruissemens s’approchent, le cœur des nymphes océanides, pleurant et frémissant, s’assemble, suspendu dans l’espace autour du rocher du supplice. Toutefois ces Océanides, qui semblent représenter historiquement les îles et les peuplades insulaires voisines de la Grèce, ne parlent pas seulement pour elles-mêmes, elles répandent aussi devant Prométhée les condoléances de toutes les nations qui leur sont alliées par le sang, et ceci est très digne de remarque, car quelles sont ces nations qui pleurent sur Prométhée, et qui, est-il dit, « souffrent de