Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1021

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

navigation, l’étude, la poésie, l’astronomie, la justice, voilà les sujets qui ont inspiré à M. Lehmann les lignes les mieux senties, les expressions les plus vraies et les plus franches. Là tout s’explique du premier jet, sans commentaires ; là rien n’est subtil ni tourmenté. D’autres sujets plus complexes manquent de développemens et sont comme gênés et rétrécis par les contours du pendentif ; mais tous, et ceux-là même que nous ne préférons pas, sont pleins d’idées ingénieuses, d’heureux ajustemens, de motifs élevés.

C’est là l’honneur et le privilège de cette noble école de M. Ingres. Si les hommes qu’elle a produits sont tous plus ou moins empreints de certains défauts du maître, s’ils n’ont pas toutes ses grandes qualités, ils se distinguent du moins par une foi commune. Dans les routes diverses où ils sont engagés, on les reconnaît à leur culte du style, à leur goût du grand et du sérieux. Aussi c’est avec eux, c’est par eux qu’il est encore permis d’entretenir le feu sacré et de sauver la peinture, surtout s’ils ont la chance de recevoir quelquefois l’hospitalité dans nos temples et dans nos monumens.

Nous voilà revenus à notre thèse. Des occasions de peinture murale et un choix judicieux d’artistes, c’en est assez pour tenir tête à la mode et lutter contre le flot montant. Dans ces nobles épreuves, les talens grandiront, et nous aurons devant l’avenir des témoins qui feront oublier nos folies. Croit-on que M. Lehmann par exemple soit sorti de l’Hôtel-de-Ville tel qu’il y était entré ? que ce court, mais laborieux commerce avec ce monument ne lui ait pas fait faire un grand pas dans son art ? Si mauvaise que fût la part qui lui était laissée, il a eu bien raison de s’en saisir : jamais il n’eût fait telles choses en attendant l’inspiration, en rêvant à loisir, en se soumettant au goût de quelque riche amateur. Cette fièvre que donne un grand travail, cette stimulante mission d’attacher son nom même aux plus mesquines parties d’un pareil édifice, voilà ce qui l’a mis en verve et lui a donné l’occasion d’un succès. Nous lui souhaitons, à lui et à tous ses dignes émules, des occasions encore meilleures, des chances mieux préparées, des concessions plus libérales. C’est l’architecture avant tout qui doit les leur offrir, et c’est à elle que nos prières s’adressent plus encore qu’aux puissans du jour. Que nos Vitruves sachent donc que l’égoïsme est fatal à leur art, qu’en s’isolant, en voulant tout garder pour lui, il s’appauvrit et se glace ; qu’au contraire il a tout à gagner en tendant la main à ses frères, et que dans cette grande famille des arts, comme dans toutes les familles, c’est l’union qui fait la force et le succès.


L. VITET.