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sans réponse, les historiens s’accordent à croire que dans ses derniers jours, Anne nourrissait quelque projet arrivé à maturité, et s’excitait, par la pensée de sa faiblesse même, à l’accomplir. Méditait-elle toute une révolution, ou donnait-elle seulement cours à ses ressentimens en projetant le renvoi de lord Oxford ? Il était visible du moins qu’il allait être frappé. Lui-même s’était rapproché des whigs. Il avait envoyé son frère en Hanovre, noué quelques relations avec lord Cowper, et, dit-on, secrètement averti lord Marlborough, qui vint à Ostende. L’impossibilité de retenir ensemble dans le même cabinet Oxford et Bolingbroke était devenue évidente. Swift, qui avait été le témoin et le lien de leur ancienne amitié, s’enfuyait de désespoir à la campagne. Jusqu’au mois de mai 1714, il avait tout fait pour rétablir le bon accord. Il voyait presque tout le conseil, Harcourt, Atterbury, lady Masham et bientôt Ormond se séparer de lord Oxford. Il voyait ce dernier, insouciant ou préoccupé, négliger da satisfaire à leurs plaintes, de dissiper leurs ombrages, et dans la vue peut-être d’un prochain changement de règne, refuser ou ajourner les mesures qu’ils réclamaient. « Dès que la reine est malade, disait Oxford, on abandonne tout ; est-elle rétablie, on veut agir comme si elle était immortelle. » Il semblait se préparer pour un autre avenir que ses collègues, et cet avenir n’était pas celui que rêvait la reine. Swift, qui n’a jamais voulu voir ou convenir que la succession protestante fut, sans qu’on l’avouât, le sujet de la division, avait tenté un dernier essai de réconciliation. Il fit rencontrer Oxford et Bolingbroke chez lord Masham. La dernière fois qu’il les y réunit, seul avec eux, il leur parla très librement et leur déclara qu’il allait partir, puisque tout était perdu. Bolingbroke lui dit tout bas qu’il avait raison, et Oxford finit la conversation en promettant que tout irait bien ; mais bientôt lady Masham signifia au premier ministre qu’il ne devait plus compter sur elle, et qu’elle ne se chargerait plus de ses commissions pour la reine.

Swift était parti pour Oxford ; de là il se retira chez un de ses amis en Berkshire, décidé à ne plus retourner à Londres. « Je serai bien aise d’avoir de vos nouvelles, écrivait-il à miss van Homrigh le 8 juin 1714, non comme habitante de Londres, mais comme amie ; car je ne donnerais pas trois sous pour des nouvelles, et je n’en ai pas entendu une syllabe depuis que je suis ici. Le prétendant ou le duc de Cambridge pourraient être débarqués tous deux, que je n’en serais pas mieux informé ; mais quand ce lieu serait dix fois pire qu’il n’est, rien ne me fera retournera la ville tant que les choses y seront dans la situation où je les ai laissées. »

Cependant il avait à Londres de nombreux correspondans, et bientôt il fut tenu au courant de la marche des affaires par des lettres