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à demi un éclat de rire, et dont elle entendit tomber à terre la lourde chaussure… Place maintenant, madame !… livrez-moi passage.

« Miss Fortune vint prendre la lampe, et, ouvrant une autre porte, conduisit, à travers la cuisine, vers un escalier intérieur qu’EIlen ne voyait pas, M. Van Brunt et son fardeau. Au bout d’une ou deux minutes, ils rentrèrent tous deux, et l’homme aux bœufs se dirigea vers la porte.

« — On va servir le souper, monsieur Van Brunt, dit la maîtresse du logis.

« — Il faut que je m’en aille, madame… il est si tard… J’ai besoin chez moi. — Puis il ferma la porte derrière lui.

« — Qui vous a donc tant retardés ? demanda miss Fortune à Ellen »

On ne goûterait pas complètement le sel tout américain de cette scène si caractéristique, si nous n’anticipions un peu sur celles qui suivent. Il faut savoir que Van Brunt, cet honnête fermier, n’est ni plus ni moins que le prétendu de miss Fortune, et qu’il finit par l’épouser à quelque temps de là, décidé peut-être à prendre une femme si revêche par la perspective d’être l’oncle d’Ellen, qu’il a prise dès l’abord, et sans qu’elle puisse s’en douter, en affection singulière. Mais revenons à l’installation de la jeune fille, à cet accueil si peu encourageant au premier abord. Il tient ce qu’il a promis. Une fois Ellen mise en possession d’une chambre parfaitement propre, où le soleil entre le matin par deux grandes fenêtres sans rideaux, et meublée aussi succinctement que possible, sans miroir d’aucune espèce, de deux chaises et d’une console en bois de sapin montée sur trois longs pieds à peine équarris, — miss Fortune croit avoir rempli tous les devoirs de l’hospitalité. Le lit, des plus simples, est un cot-bed, une caisse de bois blanc, élémentaire dans sa forme, et on l’a garni d’un lourd couvre-pied en étoile blanche et bleue tressée à la ferme. La couverture est chaude, les draps sont en coton. Aucune sorte de toilette ni de lavabo. En s’éveillant le lendemain de son arrivée, Ellen, avertie par certaines émanations culinaires que l’heure du déjeuner ne saurait se faire attendre longtemps, descend auprès de sa tante, qu’elle trouve absorbée dans la confection d’un ragoût matinal dans lequel vont figurer d’épaisses tranches de porc. À peine si le sifflement de la poêle à frire permet à la pauvre enfant de souhaiter le bonjour à miss Fortune, qui la regarde sans lever la tête, penchée sur son œuvre qui s’achève. De là grand embarras pour notre jeune citadine. — J’attendrai, pense-t-elle, que ce tapage soit fini. Comment crier tout haut que j’ai besoin d’un pot à l’eau et d’une serviette ? — L’opération terminée en apparence, les tranches de porc mises en bon ordre sur un plat, il ne reste plus qu’un peu de graisse liquide au fond de la poêle, et, dans sa naïveté, l’enfant suppose que ce reste-là va tomber dans l’auge aux pourceaux : une telle prodigalité n’est pas à l’usage de miss Fortune.