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jamais je ne l’ai admiré autant ; un coup si soudain, une blessure si aiguë, la confusion qui s’ensuivit, ne purent changer sa contenance ni altérer sa voix. Vous serez étonné si je vous dis que les whigs de la chambre des communes, dans une occasion faite pour exciter l’indignation de tout homme qui prétend aux sentimens ordinaires d’humanité, ont eu l’air indifférent. Et quand l’affaire est venue à la chambre des lords, ils ont quitté leurs sièges, et ne pouvant pendre M. Harley, ils ont résolu de ne montrer aucun ressentiment contre Guiscard pour l’avoir poignardé. » C’est cependant de ce moment que les nuances qui distinguaient les deux ministres devinrent des ombrages, et les ombrages des ressentimens. Au moment de cette blessure, Harley était en perte d’influence. Or cette blessure, elle pouvait être destinée à Saint-John, ses amis du moins affectaient de le dire. Pourquoi avait-elle profité à la fortune de Harley ? On avait parlé un moment d’une triple promotion à la pairie, dans laquelle tous deux auraient été compris avec Harcourt. Pourquoi une seule avait-elle eu lieu ? En restant à la chambre des communes, Saint-John, plus mécontent qu’affaibli, plus maître de son action, demeurait seul en contact journalier avec le gros du parti : il était le ministre parlementaire ; mais Harley attirait à lui cette sorte de suprématie attachée au gouvernement des finances et à la distribution des faveurs et des emplois. Or Saint-John était jaloux : c’est un trait constant de son caractère. « M. Harley depuis son rétablissement, écrivit-il au comte d’Orrery, n’a pas du tout paru au conseil, ni à la trésorerie, et très rarement à la chambre des communes. Nous qui passons pour être de son intimité, nous avons peu d’occasion de le voir et aucune de causer librement avec lui. Comme il est l’unique canal par lequel passe le bon plaisir de la reine, tout reste et tout doit rester dans une stagnation complète, jusqu’à ce qu’il lui plaise de se montrer et de rendre aux eaux leur courant. » Oxford aurait pu répondre que, s’il se réservait tous les privilèges de sa place, Saint-John cherchait à lui dérober tantôt le mérite de ses actes, tantôt la réalité de la direction. Par exemple, il avait soutenu ou insinué, contre les aveux de Guiscard mourant, que le coup de canif lui était destiné ; n’était-ce pas pour s’attirer une popularité à laquelle il n’avait aucun droit ? Quant au pouvoir effectif, que devait penser le lord trésorier, lorsque le 4 juin, trois jours après avoir prêté serment en sa nouvelle qualité, il avait la surprise de recevoir la demande de 28,000 livres sterling pour envoi d’armes et de marchandises au Canada ? Cette dépense se rattachait à une expédition projetée sur cette partie du nord de l’Amérique, et Oxford a écrit que sa résistance à faire les fonds demandés irrita vivement Saint-John, qui lui apporta pour la vaincre un ordre exprès de la reine.