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besoin de livres pour être honorable, et je serais désolé que le seul fruit de l’amitié que vous m’avez inspirée devînt aussi amer pour moi…

« Échauffé par les facilités que vous m’avez montrées à faire une belle chose, honorable aux lettres et à moi-même, je me suis laissé engager sans connaître rien aux détails qui pouvaient accélérer, ou retarder, ou même anéantir le succès que vous vous promettiez. Tout le monde s’accorde à dire que vous n’aurez pas fini dans quatre ans, et quand je prends la parole pour combattre cette opinion, on rit et on dit : Vous verrez, vous verrez.

« Faire attendre est un mal, mais faire attendre pour donner du médiocre est cent fois pis. Je crains que vous ne vous flattiez, et ces mélanges de papiers médiocres me paraissent du plus mauvais augure.

« Je vous montre mon anxiété, parce qu’au milieu des occupations les plus graves et les plus tyranniques pour mon temps, cette affaire ajoute au mal qui m’enveloppe. Son exécution me paraît pénible, au point que je tremble pour les prédictions fâcheuses qu’on nous fait de toutes parts. Vous vous flattez que vos papiers s’embelliront en les manipulant, et moi, je vois que nous allons montrer la corde, dès le prospectus, en donnant pour modèle votre numéro 3 à 6 francs le volume.

« Après vous avoir dit tout ce que je crains, je reviens à l’encouragement. Ne vous passez rien sur la médiocrité, car c’est là où l’on vous attend ; et sans tourner autour de petites espérances incertaines, prenez un parti net sur chaque chose, de façon que vous sachiez absolument à quoi vous en tenir, car la médiocrité est un mal auquel je ne consentirai jamais… »


Plusieurs lettres portent particulièrement sur le caractère intraitable de ce Le Tellier ; les ouvriers qu’il emploie le nomment le tyran de Kehl, ils sont souvent mécontens et reviennent en France ; de toutes parts, on se plaint de lui, et Beaumarchais s’évertue à lui enseigner comment on doit conduire les hommes.


« Paris, ce 21 mai 1781.

« … Les gens de Kehl, lui écrit-il, me paraissent bien enflammés contre vous. Il n’en faut pas plus quelquefois pour traverser la meilleure entreprise. Je crois que vous avez toujours rigoureusement raison ; mais, de l’optique où je vous regarde, il me semble que la raideur de vos argumens et la fierté de votre maintien éloignent souvent de vous ceux qu’un peu plus de douceur vous conserverait. — Quelque opinion que j’aie de votre zèle et de vos talens, comme vous ne pouvez tout faire, l’art de vous conserver des adjoints pour aider à la besogne me paraît souvent vous manquer. Figurez-vous que je n’ai pas reçu une seule lettre, depuis que vous vous mêlez du Voltaire, qui ne m’apporte un reproche sur vous, soit qu’elle vienne de Paris, ou de Londres, ou des Deux-Ponts, ou de Kehl ! Enfin, de quelque endroit que ce soit, je suis perpétuellement attaqué. Il est impossible de n’en pas conclure qu’avec la meilleure intention du monde vous vous isolez par je ne sais quoi de dédaigneux qui offense les hommes ordinaires, lesquels jugent toujours de l’homme par l’écorce. Vous me direz que ce n’est pas votre faute si vous êtes aussi mal entouré ; mais je vous répondrai que la masse du