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en cas de procès, à permettre que la société eût recours contre lui sur les biens qu’il possédait en Alsace ; le margrave s’y refusa, et Beaumarchais renonça à sa prétention. Le margrave, à son tour, exigeait de Beaumarchais une petite concession qui n’était rien moins que le droit de supprimer tout ce qui, dans les ouvrages de Voltaire, serait par trop offensant pour la religion et les mœurs, promettant d’ailleurs de n’user de ce droit qu’avec une extrême modération. Gudin prétend malignement que ce qui inquiétait surtout le margrave, c’était de passer pour complice des insolences de l’auteur de Candide à l’égard de l’illustre famille de Thunder-ten-Tronck en particulier et des petits princes de la Germanie en général. Quoi qu’il en soit, après bien des débats, Beaumarchais envoie son ultimatum au margrave sous la forme d’une lettre ostensible que son agent de Kehl est chargé de communiquer à son altesse. Cette lettre me semble assez curieuse par son effronterie. Pour apprécier l’originalité des passages un peu impertinens qu’elle contient, il faut se figurer l’agent de Beaumarchais lisant avec un grand sérieux ce document officiel au margrave de Bade :


« Paris, ce 25 février 1780.

« La requête, monsieur, que vous nous avez envoyée, comme étant présentée en notre nom à son altesse monseigneur le margrave de Bade, a été lue et approuvée par toute la société.

« Les objections dont vous nous avez rendu compte sont de deux sortes. La première, qui regarde les biens de S. A. en Alsace, nous paraît absolument levée par votre réponse, que nous approuvons tous. La deuxième, qui regarde la mutilation des œuvres de l’homme célèbre, n’est pas en notre pouvoir, quand elle serait dans notre volonté. Vous auriez pu vous rappeler qu’une des conditions de la vente qu’on nous a faite de ces manuscrits est que nous ne nous donnerons aucune liberté sur les ouvrages du grand homme. C’est lui tout entier que l’Europe attend, et si nous lui ôtions les cheveux noirs, ou blancs, selon l’opinion de chaque moraliste, il resterait chauve, et nous ruinés.

« La France, Genève, la Suisse, la Hollande, fourmillent des œuvres qu’on voudrait que nous retranchassions de cette édition. Il faudrait peut-être en effet qu’on s’y obstinât, si nous les imprimions séparément, comme on les donne partout ; mais s’il se trouve, dans soixante volumes d’œuvres complètes quelques passages ou même quelques morceaux entiers qui, en faisant le charme des uns, choquent l’austérité des autres, il est impossible à des éditeurs d’œuvres complètes de les en distraire.

« Je n’entends pas bien quel principe porterait un gouvernement à une telle rigueur. S’il détruisait par là ce qui lui déplaît, et si l’autorité de chaque administration avait une influence universelle, il y aurait une conséquence rigoureuse dans ces sortes de prohibitions ; mais, comme en parcourant le monde, on change de mœurs, de goûts et d’opinions avec les derniers chevaux de chaque frontière, l’homme qui écrit pour tous, ou la compagnie qui