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idées, bien loin de représenter les choses, en sont une transfiguration continuelle. Ce scepticisme étrange, fondé sur les antinomies entre lesquelles Kant fait osciller notre raison, avait conduit peu à peu, — non pas, comme on pourrait le croire, par une réaction désespérée, mais par une déduction audacieuse et subtile, — à une doctrine absolument contraire. L’esprit transfigure les choses, disait Fichte d’après son maître, et, s’avançant d’un pas résolu dans cette voie, il concluait que le monde en effet, le monde moral comme le monde matériel, était la création de l’esprit de l’homme. Kant avait élevé autour du moi des barrières qu’il croyait infranchissables ; Fichte, par une dialectique, aventureuse, identifiait la raison de l’homme avec la raison impersonnelle dont la lumière le guide, et toutes les barrières de Kant s’évanouissaient. C’est donc le scepticisme de Kant qui a produit ce dogmatisme hautain où s’est réfugiée l’ardente métaphysique des Allemands, et pour vaincre cet idéalisme extravagant d’où la démagogie athée est sortie, c’est le scepticisme de Kant qu’il faut vaincre. Déjà un des adversaires les plus résolus de l’idéalisme, le contradicteur le plus redoutable de Hegel, le philosophe Herbart disait pour caractériser son propre système : « Je suis un kantiste réformé. » Le mot est spirituel et indique une intention profonde. Il faut en effet revenir à Kant, mais avec un ferme désir de le réformer ; il faut ramener la science à l’étude psychologique, mais il faut triompher de cette critique de Kant, dont les interdictions et les doutes ont poussé l’imagination philosophique de l’Allemagne à tant de folles entreprises. Eh bien ! presque tous les philosophes de l’Allemagne, tous ceux du moins qui attirent aujourd’hui l’attention, tous ceux qui cherchent à sortir d’une situation désastreuse, sont des kantistes réformés. Le mouvement dirigé par Herbart n’a pas produit d’ouvrages considérables. Depuis les travaux de MM. Hartenstein et Drohisch, c’est-à-dire depuis environ une quinzaine d’années, cette école n’a guère fait que protester dans l’ombre ; elle reprend aujourd’hui une vie inespérée. Ce ne sont pas d’éclatans ouvrages qu’elle fait paraître ; mais, — M. Rosenkranz nous le disait tout à l’heure, — elle a son centre à Leipzig, elle règne dans la capitale de la presse, et, maîtresse d’une grande partie des journaux, elle fait une rude guerre à l’idéalisme. La philosophie de Herbart (ce n’est pas le moment de l’apprécier) contient sans doute de graves erreurs et des bizarreries étranges ; son originalité et sa force, c’est l’opposition si résolue qu’elle fait aux extravagances de l’idéalisme. Voilà surtout ce qu’on lui emprunte. On ne prononce guère le nom de Herbart, mais de fermes esprits issus de différentes écoles, des disciples de Fichte, de Schelling, de Hegel lui-même, ne craignent pas de déclarer comme lui qu’ils sont des kantistes réformés. Ainsi on est ramené invinciblement au point où Kant avait laissé la philosophie ; c’est le vrai point. Les systèmes qui ont suivi ne sont que des excursions aventureuses, des excursions d’où on avait rapporté çà et là de riches trésors, mais qui conduisaient aux abîmes. La génération actuelle a compris qu’il importait de rentrer dans les grandes voies de la science. Kant, comme Descartes, avait pris pour point de départ l’étude de la raison ; seulement son mâle et subtil génie avait soulevé une objection redoutable qui arrêtait tous les efforts de la pensée métaphysique : la chose urgente, à l’heure qu’il est, est de triompher