Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/641

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grandes constructions ; là, c’est l’école de Herbart, tenue jusqu’ici dans l’ombre par l’éclatante domination de Hegel, qui retrouve tout à coup une juvénile ardeur, et, profitent de la déroute des hégéliens, s’empare du premier rang ; ailleurs enfin, et des différens groupes que je signale celui-là n’est pas le moins intéressant, ce sont de libres esprits qui ont secoué Le joug des écoles, qui ont renoncé aux formules pédantesques, et qui, traitant dans le langage de tous les questions où nous sommes tous engagés, dissipent loyalement les vieilles ténèbres. On a souvent reproché aux métaphysiciens allemands de fuir devant la critique, comme les dieux d’Homère, devant la lance d’Ajax, s’enfuyaient dans les nuages. Les écrivains dont je parle, au risque de s’attirer le dédain des pédans, ont résolu de converser sur la philosophie et la morale dans un idiome intelligible. Soit intention mûrement réfléchie, soit simple désir d’être lus, ils ont pris le parti d’être clairs, et il ne parait pas que cela leur ait mal réussi. La clarté, dit Vauvenarguesn est la bonne foi des philosophes. La clarté est plus que cela, elle est leur sauvegarde à eux-mêmes, elle leur montre le droit chemin, et, s’ils s’égarent, c’est elle qui les ramène. Tout philosophe qui n’est pas en même temps un écrivain, comme Aristote et Platon, comme Descartes et Leibnitz, fût-il d’ailleurs un penseur énergique, on ne doit l’étudier qu’avec défiance. Les métaphysiciens allemands, depuis ces dernières années, aspirent à être des écrivains ; quand il n’y aurait que cette seule réforme dans la littérature philosophique de nos voisins, elle mériterait d’être signalée.

Nous avons des résultats plus graves encore à mettre en lumière. À côté de ces réformes philosophiques, il se fait aussi une sorte de rénovation religieuse. Bien plus, ce double travail s’accomplit souvent par les mêmes mains. L’ardent Lessing, il y a un siècle, voyant la théologie rationaliste de son temps sacrifier à la fois et les mystères du christianisme et les spéculations sublimes de la raison, accourut subitement au secours de la religion afin de défendre la philosophie menacée. Quelque chose de semblable se reproduit sous nos yeux. Toute atteinte aux fondemens du christianisme est une atteinte à la philosophie elle-même. Ce qui était en lutte dans ses dernières années, c’était la matière et l’esprit, c’était le visible et l’invisible, c’était la théorie de l’immanence, comme parlent nos voisins, et le dogme de la transcendance ; c’était enfin le matérialisme le plus grossier qui fut jamais et la plus simple croyance à un monde supérieur qui éclaire le nôtre et le gouverne. Une fois les choses ainsi poussées à l’extrême, une réaction était inévitable ; elle a éclaté presque sur tous les points. Il n’est pas de philosophe en ce moment qui ne considère le sentiment religieux comme le foyer de la vie spirituelle et qui ne cherche à l’affermir, à le rectifier parfois, à le diriger enfin selon ses vues, pour lui confier la défense de ses propres doctrines. De tels efforts méritant une scrupuleuse attention, il ne conviendrait pas d’approuver avec trop de confiance un mouvement intellectuel où tant d’intérêts si graves sont engagés ; mais, quelles que doivent être nos conclusions, nous pouvons avouer avec quel sentiment de joie inespérée nous commençons l’étude de la rénovation philosophique et religieuse de l’Allemagne.