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depuis qu’il était extrême), j’ai une grande faute à me reprocher : la nuit d’Aix pèse sur ma vie. »

Mina s’accoutuma à l’idée qu’Alfred était destiné par sa nature à aimer moins passionnément qu’elle. « Fût-il moins tendre encore, se disait-elle, mon sort est de l’adorer. Je suis bien heureuse qu’il ne soit pas un homme infâme ; je sens trop que les crimes ne me coûteraient rien, s’il voulait m’y entraîner. » Un jour, quelle que fût l’illusion de Mina, elle fut frappée de la sombre inquiétude qui rongeait Alfred. Depuis longtemps, il avait adopté l’idée de laisser à Mme de Larçay le revenu de tous ses biens, de se faire protestant et d’épouser Mina. Ce jour-là, le prince de S… donnait une fête qui mettait tout Naples en mouvement, et à laquelle naturellement ils n’étaient pas invités ; Mina se figura que son amant regrettait les jouissances et l’éclat d’une grande fortune ; elle le pressa vivement de partir au premier jour pour Koenigsberg. Alfred baissait les yeux et ne répondait pas. Enfin il les leva vivement, et son regard exprimait le soupçon le plus pénible, mais non l’amour. Mina fut altérée.

— Dites-moi une chose, Mina. La nuit où je surpris M. de Ruppert chez ma femme, aviez-vous connaissance des projets du comte ? En un mot, étiez-vous d’accord avec lui ?

— Oui, répondit Mina avec fermeté. Mme de Larçay n’a jamais songé au comte ; j’ai cru que vous m’apparteniez parce que je vous aimais. Les deux lettres anonymes sont de moi.

— Ce trait est infâme, reprit Alfred froidement. L’illusion cesse, je vais rejoindre ma femme. Je vous plains et ne vous aime plus.

Il y avait de l’amour-propre piqué dans le ton de sa voix. Il sortit.

« Voilà à quoi les grandes âmes sont exposées, mais elles ont leur ressource, » se dit Mina en se mettant à la fenêtre et suivant des yeux son amant jusqu’au bout de la rue. Quand il eut disparu, elle alla dans la chambre d’Alfred et se tua d’un coup de pistolet dans le cœur. — Sa vie fut-elle un faux calcul ? Son bonheur avait duré huit mois. C’était une âme trop ardente pour se contenter du réel de la vie.


HENRI BEYLE.