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de magnanimité qui est le bonheur. — Je vais faire le sot métier de mari, lui dit enfin Alfred. Je vais me cacher dans mon jardin ; c’est, ce me semble, la façon la moins pénible de sortir du malheur où vient de me plonger une lettre anonyme. — Il la lui montra.

— Quel droit avez-vous, lui dit Mina, de déshonorer Mme de Larçay ? N’êtes-vous pas en état de divorce évident ? Vous l’abandonnez et renoncez au droit de tenir son âme occupée ; vous la laissez à l’ennui naturel a une femme de trente ans riche et sans le plus petit malheur : n’a-t-elle pas le droit d’avoir quelqu’un qui la désennuie ? Et c’est vous qui me dites que vous m’aimez, vous, plus criminel qu’elle, car avant elle vous avez outragé votre lien commun ; c’est vous qui voulez la condamner à un éternel ennui !

Cette façon de penser était trop haute pour Alfred ; mais le ton de voix de Mina lui donnait de la force. Il admirait le pouvoir qu’elle avait sur lui ; il en était charmé. — Tant que vous daignerez m’admettre auprès de vous, lui dit-il enfin, je ne connaîtrai pas cet ennui dont vous parlez.

À minuit, tout était tranquille depuis longtemps sur les bords du lac ; on eût distingué le pas d’un chat. Mina avait suivi Alfred derrière une de ces murailles de charmille encore en usage dans les jardins de Savoie. Tout à coup un homme sauta d’un mur dans le jardin. Alfred voulut courir à lui ; Mina le retint fortement. — Qu’apprendrez-vous si vous le tuez ? lui dit-elle fort bas. Et si ce n’était qu’un voleur ou l’amant d’une autre femme que la vôtre, quel regret de l’avoir tué ! — Alfred avait reconnu le comte ; il était transporté de colère. Mina eut beaucoup de peine à le retenir. Le comte prit une échelle cachée le long d’un mur, la dressa vivement contre une galerie en bois de huit ou dix pieds de haut qui régnait le long du premier étage de la maison. Une des fenêtres de la chambre de Mme de Larçay donnait sur cette galerie. M. de Ruppert entra dans l’appartement par une fenêtre du salon. Alfred courut à une petite porte du rez-de-chaussée qui donnait sur le jardin ; Mina le suivit. Elle retarda de quelques instans le moment où il put saisir un briquet et allumer une bougie. Elle parvint à lui ôter ses pistolets.

— Voulez-vous, lui dit-elle, réveiller par un coup de pistolet les baigneurs qui occupent les autres étages de cette maison ? Ce serait une plaisante anecdote pour demain matin ! Même dans l’instant d’une vengeance ridicule à mes yeux, ne vaut-il pas mieux qu’un public méchant et désœuvré n’apprenne l’offense qu’en même temps que la vengeance ?

Alfred s’avança jusqu’à la porte de la chambre de sa femme ; Mina le suivait toujours. — Il serait plaisant, lui dit-elle, qu’en ma présence vous eussiez le courage de maltraiter votre femme ! — Parvenu à la