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dit Mme Toinod à la femme de chambre, dès qu’elles se trouvèrent seules.

— Ne m’en parlez pas, dit Aniken les larmes aux yeux ; c’était bien la peine de me faire quitter Francfort, où mes parens tiennent une bonne boutique. Ma mère a les premiers tailleurs de la ville et travaille absolument à l’instar de Paris.

— Votre maîtresse m’a dit qu’elle vous donnerait trois cents francs, quand vous voudriez, pour retourner à Francfort.

— J’y serais mal reçue : jamais ma mère ne voudra croire que Mme Cramer m’a renvoyée sans motifs.

— Eh bien ! restez à Aix, je pourrai vous y trouver une condition. Je tiens un bureau de placement ; c’est moi qui fournis des domestiques aux baigneurs. Il vous en coûtera soixante francs pour les frais, et sur les trois cents francs de Mme Cramer, il vous restera encore dix beaux louis d’or.

— Il y aura cent francs pour vous, au lieu de soixante, dit Aniken, si vous me placez dans une famille française : je veux achever d’apprendre le français et aller servir à Paris. Je sais fort bien coudre, et, pour gage de ma fidélité, je déposerai chez mes maîtres vingt louis d’or que j’ai apportés de Francfort.

Le hasard favorisa le roman qui avait déjà coûté deux ou trois cents louis à Mme de Wangel. M. et Mme de Larçay arrivèrent à la Croix de Savoie : c’est l’hôtel à la mode. Mme de Larçay trouva qu’il n’y avait là que des benêts, et prit un logement dans une charmante maison sur le bord du lac du Bourget. Les eaux étaient fort gaies cette année-là ; il y avait grand concours de gens riches, souvent de très beaux bals, où l’on était paré comme à Paris, et chaque soir grande réunion à la Redoute. Mécontente des ouvrières d’Aix, peu adroites et peu exactes. Mme de Larçay voulut avoir auprès d’elle une fille qui sût travailler. On l’adressa au bureau de Mme Toinod, qui ne manqua pas de lui amener des filles du pays évidemment trop gauches. Enfin parut Aniken ; les cent francs de la jeune Allemande avaient redoublé l’adresse naturelle de Mme Toinod. L’air sérieux d’Aniken plut à Mme de Larçay ; elle la retint et envoya chercher sa malle.

Le même soir, dès que ses maîtres furent partis pour la Redoute, Aniken se promenait eu rêvant, dans le jardin, sur le bord du lac. « Enfin, se dit-elle, voilà cette grande folie consommée ! Que deviendrai-je si quelqu’un me reconnaît ? Que dirait Mme de Cely, qui me croit à Koenigsberg ! » Le courage qui avait soutenu Mina tant qu’il avait été question d’agir commençait à l’abandonner. Son âme était vivement émue, sa respiration se pressait. Le repentir, la crainte, la honte, la rendaient fort malheureuse. Enfin la lune se leva derrière