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souveraineté inamissible des princes que la souveraineté numérique des masses. Mais si des idées l’on passe aux personnes, et de l’école bourgeoise au parti bourgeois, alors la confusion éclate de toutes parts. Où commence aujourd’hui la bourgeoisie et où finit-elle ? L’ancien tiers-état est-il donc le seul ancêtre de l’école constitutionnelle ? Y a-t-il vraiment une bourgeoisie dans un pays où il n’y a plus de noblesse, où le code civil bat en brèche les fortunes territoriales, et où il existe à peine quelques hommes qui n’aient besoin d’ajouter par leur travail à l’héritage paternel ? Lorsque les écussons des croisés deviennent des panonceaux de notaires et que les grands seigneurs affluent dans les galeries de la Bourse, plus nombreux et plus émus qu’autrefois dans les galeries de Versailles, c’en est fait assurément de la bourgeoisie comme de la noblesse, il faut bien reconnaître que ces classifications-là ne subsistent désormais que par ce qu’elles ont de plus funeste, par des antipathies et des souvenirs survivant aux réalités.

L’effet des longs bouleversemens qui ont transformé le pays a été de créer pour la France du XIXe siècle une situation analogue à celle qu’a si bien décrite l’auteur de l’Essai sur l’histoire du tiers-état, lorsqu’il nous montre la nationalité française s’élevant, du VIIIe au Xe siècle, sur un double élément : d’une part, les possesseurs du sol, quel que fût leur origine ; de l’autre, ceux que le sort condamnait à le cultiver, à quelque race qu’ils eussent primitivement appartenu ; les premiers s’emparant du gouvernement de la société du droit que leur donnait leur situation territoriale, les autres acceptant cette prépondérance justifiée par une manifeste supériorité d’intelligence et d’organisation. Il n’y a plus en effet parmi nous que des riches et des pauvres, que des propriétaires auxquels la possession d’un capital accumulé a permis des loisirs consacrés à la culture intellectuelle, et des travailleurs obligés d’acquérir un capital avant d’acquérir des lumières. Dans l’immense rotation qui s’opère, on voit sans cesse se confondre ces deux classes par les accidens de la bonne comme par ceux de la mauvaise fortune. On est donc forcé de le reconnaître : si l’école constitutionnelle a un symbole vraiment distinct, le parti bourgeois n’a pas de frontière. Ce parti ne saurait prendre aujourd’hui, sans mentir à la vérité, ni l’esprit exclusif ni les prétentions jalouses d’une caste, et ce serait aux hommes en mesure de lui parler, comme M. Augustin Thierry, avec une haute autorité, de lui enseigner tout ce qu’il y a de fécond dans l’assimilation, de stérile dans l’isolement.


LOUIS DE CARNE.