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grouper ou une classe ou une race entière, et dans ces admirables esquisses, c’est le cœur de tout un peuple qu’on sent battre dans quelques poitrines.

Cependant, en consommant cette révolution littéraire dans l’isolement complet des joies et des affaires du monde, M. Augustin Thierry était loin de demeurer étranger aux passions qui agitaient la France : il en subissait l’influence et les reflétait vivement dans tous ses écrits. Sans le vouloir et sans le soupçonner, il transportait parfois rétrospectivement dans le domaine de l’histoire l’esprit des luttes engagées par le libéralisme de la restauration contre les théories politiques de la droite. C’était le temps où M. Royer-Collard posait à la tribune, à l’état de théorie philosophique, le gouvernement des classes élevées par la pensée et par le travail. M. Guizot préparait par ses livres l’œuvre à laquelle il allait consacrer sa vie. Benjamin Constant s’attachait à ramener à des formules précises les doctrines de l’école libérale. — M. Thierry s’efforça de donner une généalogie à cette école fort ignorante du passé, et qui s’obstinait à ne dater que de 1789. C’était au nom de l’histoire qu’il prétendait transporter à la bourgeoisie cette légitimité du droit et cette prédominance dans l’exercice de la puissance publique que la royauté réclamait pour elle-même, au nom des principes qui avaient constitué la nation depuis l’origine de la monarchie française.

À l’ardeur de ces luttes succéda, après la révolution de juillet, l’apaisement protecteur qui suit la victoire et la modération que suscite la responsabilité. L’illustre historien avait vu dans l’érection de la monarchie de 1830 la consécration logique et solennelle de toutes ses théories historiques. À ses yeux, la bourgeoisie venait d’imiter ce qu’avait fait l’aristocratie française au Xe siècle en imprimant à une victoire, œuvre légitime du progrès des temps, le sceau définitif qui marque presque toujours les grandes transformations sociales. Dans un renouvellement de jeunesse et d’ardeur, il se dévoua à étudier, en remontant à ses sources les plus obscures, l’origine de ce tiers-état qui, parvenu à la plénitude de son développement intellectuel et de son influence, venait de faire un roi à la manière des grands vassaux couronnant le duc de France. Préoccupé de sa pensée fondamentale, il put arriver à M. Thierry de faire souvent dans le passé la part de la bourgeoisie trop grande, celle de la noblesse et surtout la part de l’église trop petite ; il parut parfois méconnaître que, sans figure et au pied de la lettre, la France avait été faite par la main du clergé du XIe au XIIe siècle, et que ses frontières avaient été tracées par le sang de la noblesse du XVe au XVIIe. On aurait dit parfois qu’il portait aux deux premiers ordres de l’état des sentimens analogues à ceux que le duc de Saint-Simon professait pour le troisième ; et si l’élévation de sa pensée ne l’avait défendu