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En somme, l’Irlande est un pays salubre, on n’y meurt que de faim, et comme dans certaines parties il règne sous un sol gras et riche une couche de pierres calcaires, la terre, continuellement arrosée et drainée par la nature, devient d’une fécondité admirable. Malheureusement ce climat, qui ne nuit point à la santé et qui certes n’arrête pas l’accroissement de la population, porte singulièrement à la mollesse. À degré égal de misère, un homme vivra peut-être en Irlande quand il ne pourrait ailleurs supporter les mêmes privations : l’air y est peu stimulant et sans influences pernicieuses ; mais certainement celui qui veut travailler en Irlande comme on travaille dans un autre pays doit être au moins aussi bien nourri, je crois même qu’il doit l’être mieux, pour être en état de résister à l’influence énervante de l’atmosphère. C’est l’action combinée du climat et d’une nourriture insuffisante qui explique la langueur de l’ouvrier irlandais en Irlande. J’ai dit plus haut quel était le prix de l’alimentation dans les poor houses, trois sous français par jour. Cette alimentation est encore supérieure à celle de la population pauvre. Un père de famille gagne en été 8 pence, c’est-à-dire 16 sous français, sur lesquels doit vivre une famille toujours nombreuse ; encore autrefois était-il très difficile de se procurer de l’ouvrage, et même depuis l’émigration, en comptant comme de raison les dimanches et les jours de fête, les enterremens auxquels se rend toute la population, une chose, une autre, les tempêtes violentes, — l’ouvrier irlandais occupé ne travaille guère plus de cent cinquante jours par an. Travaillant la moitié moins de temps que l’ouvrier anglais ou français, moins bien payé qu’eux, il ne se nourrit aussi qu’à moitié, et tandis qu’il souffre cruellement, son travail se ressent de sa faiblesse ; on a reconnu dans les grands travaux qu’en définitive le prix de la main-d’œuvre était toujours aussi cher en Irlande qu’en Angleterre. Les animaux de travail n’étant guère mieux nourris que ceux qui les conduisent, hommes et bêtes sont toujours affamés. Peut-être aussi les longues soirées d’hiver et le grand nombre de journées inoccupées contribuent-ils à maintenir dans la campagne, en Irlande, cet état d’agitation politique qui se remarque sur le continent parmi les ouvriers des grandes villes, dont la profession est sédentaire ; mais quand on considère dans son ensemble ce malheureux peuple d’Irlande si déguenillé et si intelligent, plein de vivacité et d’esprit, incapable d’efforts suivis, on ne peut s’empêcher de s’écrier : Voilà les conséquences de la misère héréditaire ! Quand on réfléchit aux causes des vices qui accablent ces malheureux, vices que l’on retrouve, sans être toujours accompagnés des mêmes vertus, partout où l’homme a subi les entraves de la tyrannie, on réprime un premier sentiment de dédain pour tourner sa colère contre les causes du mal.