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femme (c’est aux gens mariés surtout que je m’adresse, mais que les célibataires en fassent leur profit), allons, ma femme, envoyons à ce pauvre imprimeur de la farine ou quelques jambons, du beurre, du fromage ou de la volaille, etc. ! En attendant, je suis votre serviteur, John Zenger. »

Il ne semble point que cet appel attendrissant ait eu beaucoup de succès, et qu’à défaut de l’argent comptant, qui était alors fort rare dans les colonies, les provisions aient afflué chez Zenger, car dans le courant de l’année suivante il fut obligé de suspendre la publication du Journal de New-York. Cette publication ne fut reprise qu’après un intervalle de plusieurs années, à l’époque des premiers démêlés des colonies avec l’Angleterre, lorsque l’opposition sentit de nouveau le besoin d’un organe spécial. La presse n’était point un métier lucratif, car de 1740 à 1770 on voit naître et mourir à New-York douze ou quinze journaux dont quelques-uns n’ont pas vécu plus de deux ou trois ans. Un de ceux qui fournirent la carrière la plus longue fut le Postillon hebdomadaire, fondé en janvier 1743 par James Parker, et qui allait entrer dans sa dixième année, lorsque Parker se mit la justice à dos par un article contre l’église épiscopale, plus puissante à New-York que dans aucune autre colonie. C’est une lettre de Franklin qui nous apprend ce fait en même temps qu’elle nous révèle l’opinion de ce grand homme sur les procès de presse. La lettre est adressée à Cadwallader Colder, qui remplissait à New-York les fonctions de conseiller près le gouverneur, et qui fut même quelque temps vice-gouverneur : « J’apprends, écrit Franklin, que Parker a fait la sottise de publier dans son journal un article qui lui suscite bien des tracas. Je ne puis imaginer comment il s’est laissé aller à cette publication, car je le connais pour un croyant sincère et très opposé à tout ce qu’on appelle liberté de penser. Il est maintenant fort au regret de ce qu’il a fait et me demande d’intervenir près de vous pour que vous obteniez du gouverneur une ordonnance de non-lieu, promettant d’être très circonspect à l’avenir et très attentif à ne plus donner pour la politique ou la religion aucun sujet de plainte à vous et à vos amis, et je crois cette promesse très sincère de sa part… Quant à la cause de la religion, le meilleur service qu’on puisse lui rendre, à mon avis, est d’arrêter les poursuites ; car si l’on appréhende quelque fâcheux effet de la publication de cet article, l’éclat d’un procès et d’une condamnation lui donnera mille fois plus de publicité, tant est grande la curiosité des gens en pareil cas. Cet article est d’ailleurs une vieillerie qui a déjà été publiée, en Angleterre, d’abord, ensuite ici (à Philadelphie), par André Bradford. Comme on n’y prit pas garde, cela tomba à plat et fut mis en oubli : il en arriverait encore autant aujourd’hui, si on faisait preuve de la même indifférence. »

La révolution du 1776 et le triomphe des idées démocratiques devaient seuls faire prévaloir cette doctrine de Franklin, qui est devenue la thèse favorite de tous les Américains et la règle de conduite de leur gouvernement ; mais, avant 1776, elle avait contre elle l’opinion de tous les jurisconsultes et l’intérêt des autorités coloniales. La feuille de Parker cessa d’exister ; le même sort attendait encore plusieurs journaux.

Le Massachusetts, qui exerça une action si décisive dans la révolution et qui détermina la rupture avec la mère-patrie, était aussi de toutes les colonies celle où les luttes politiques étaient les plus vives. Deux partis s’y étaient constitués