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aux Taïtiens un devoir de se rendre au temple érigé par les missionnaires, l’attrait de la prière prononcée en commun les y avait attirés. Le nouveau culte leur rendait les réunions si chères à leur race, les chants religieux, les inspirations expansives dont ce peuple discoureur et bavard cherche avec ardeur l’occasion. Les beautés littéraires de la Bible, image d’une civilisation qui se rapprochait bien plus de l’état social des Taïtiens que du nôtre, exercèrent aussi sur ce peuple naïf leur charme irrésistible. Peu de jours suffisent pour apprendre à déchiffrer une langue qui ne possède que douze lettres juxtaposées sans aucune combinaison. Aussi la plupart des habitans de Taïti se trouvèrent-ils bientôt en état de lire eux-mêmes la traduction des livres saints que les missionnaires répandaient avec profusion dans les îles de la Polynésie. Leur langue gracieuse et simple se colora en quelques années d’une teinte biblique qui parut lui prêter de nouvelles douceurs, et le Cantique des Cantiques devint le thème inévitable de toutes les déclarations d’amour. C’est ainsi que le livre de Dieu prit insensiblement à Taïti possession des intelligences. À cette limite poétique devait s’arrêter l’influence morale du protestantisme. Les dogmes de la vie future, les menaces de châtimens éternels ou les promesses de récompenses infinies ne rencontrèrent de la part des Taïtiens qu’une souveraine indifférence. Ils écoutèrent avec leur indulgente bonhomie, sans les croire et sans les contester, les vérités austères qu’ils ne pouvaient comprendre. Les préceptes de la loi chrétienne n’avaient point la sanction de l’opinion publique. Des amendes rigoureuses et la délation organisée pouvaient seules leur assurer une obéissance apparente. Si l’on reportait sa pensée à l’état d’anarchie d’où les missionnaires protestans avaient tiré la société taïtienne, il fallait bénir leurs efforts ; mais la vieille civilisation, malgré ses abus, méritait bien encore quelques regrets, car elle n’avait fait place qu’à une civilisation incomplète. La supériorité incontestable des étoiles et des instrumens européens, la faculté de se les procurer par de faciles échanges, avaient causé la ruine de toute industrie indigène. On ne voyait plus les jeunes filles tisser sur leur métier le maro qui devait s’enrouler autour de leur ceinture ; les garçons ne battaient plus sur la pierre de basalte l’écorce du mûrier pour fabriquer la tapa ; ils ne creusaient plus les grandes pirogues avec lesquelles ils parcouraient jadis les îles de leur archipel. Ils achetaient des mousquets au lieu de fabriquer des casse-têtes, et poussaient le dédain des produits nationaux jusqu’à négliger d’enclore ou de cultiver leurs champs, pour se nourrir de la farine et du biscuit que leur apportaient les baleiniers. Jamais Taïti n’avait connu un pareil état d’oisiveté, jamais son sol complaisant et fécond n’avait été moins propre à nourrir une population nombreuse. À l’époque où