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ceux du moins qui l’ont été depuis quarante siècles pour le genre humain. Pourquoi, me demande-t-on, la fin du dernier siècle et la première moitié de celui-ci ont-elles vu tant d’inventions physiques si neuves, si belles, si utiles, si merveilleuses, tandis que les progrès des arts d’imagination ou même ceux des sciences métaphysiques ou philosophiques n’ont point été aussi éclatans ? Et là-dessus même plusieurs de ceux qui se servent le plus des chemins de fer, du télégraphe électrique et de l’éthérisation crient hautement à l’utilitarisme ! c’est-à-dire à une trop grande prépondérance des intérêts matériels. J’admets plus que personne que l’homme ne doit pas vivre seulement de pain, qu’il a une âme et une imagination comme il a un corps, et que la puissance dominante est en définitive la puissance morale de la pensée bien plus que la puissance mécanique des agens soumis à l’homme par son intelligence, savoir : les animaux, l’eau, le fer, l’électricité ; mais enfin, et en revenant à la question, pourquoi tant de progrès industriels depuis un demi-siècle ?

Le voici. Lorsque dans les écoles et dans les livres on s’occupait de savoir si la matière pouvait être conçue sans la notion de l’espace et du temps, si les qualités essentielles de l’existence dépendaient de telle ou telle qualité nécessaire, si la matière, l’espace et le temps, ces trois grands fondemens de l’univers où nous vivons, ou plutôt où nous pensons ; si, dis-je, ces trois grands élémens sont indispensables à l’existence des êtres, en sorte par exemple qu’on put créer un monde sans substance matérielle, sans espace ou sans durée : quelle intelligence pouvait atteindre à la solution de pareilles questions ? Mais la science moderne est plus modeste. Elle ne cherche point l’absolu, si difficile à trouver, elle se contente des rapports, lesquels sont bien plus accessibles à nos intelligences. Ainsi je ne sais pas quelle est l’essence de la substance matérielle, mais je puis la comparer à un poids donné, le gramme, et dire que, tel corps pèse autant que tant de grammes et de milligrammes. L’essence de l’espace m’est inconnue, mais je mesure tel espace que je veux, la terre entière, la France, Paris, en kilomètres et en mètres. J’ignore ce que c’est que le temps en lui-même, mais je puis dire que telle durée est de tant de secondes, la seconde étant la quatre-vingt-six mille quatre centième partie du jour, dont la période est invariable. Je ne sais pas ce que c’est en soi-même que la force mécanique et le mouvement, mais j’emprisonne la vapeur et j’en mesure l’élasticité pour l’employer plus tard à mouvoir des masses immenses. Le secret des découvertes de la science moderne, c’est tout simplement qu’elle n’a cherché que ce qui était accessible à nos moyens d’expérimentation : au lieu d’épuiser ses forces sur les notions inaccessibles de l’absolu dans la nature des êtres, elle en a observé les propriétés secondaires. Elle a expérimenté, elle a pesé, elle a mesuré, elle a comparé. L’homme ne connaît pas plus la nature intime de la force de la vapeur, dans la locomotive qu’il a créée qu’il ne connaissait, il y a quelque mille ans, la nature de la force dans le cheval, le chameau ou l’éléphant qu’il faisait servir à la locomotion. Ainsi la réponse très simple à cette question : Pourquoi depuis peu d’années la science a-t-elle tant trouvé ? est la suivante : C’est que depuis peu d’années la science n’a cherché que ce qu’il était possible de trouver.


BABINET, de l’Institut.