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et une nièce. Depuis trois ans, deux de ces filles entretenues sont mortes à mon grand regret. Je n’en entretiens plus que trois, deux sœurs et ma nièce, ce qui ne laisse pas d’être encore assez fastueux pour un particulier comme moi. Mais qu’auriez-vous donc pensé, si, me connaissant mieux, vous aviez su que je poussais le scandale jusqu’à entretenir aussi des hommes, deux neveux fort jeunes assez jolis, et même le trop malheureux père qui a mis au monde un aussi scandaleux entreteneur[1] ? Pour mon faste, c’est encore bien pis. Depuis trois ans, trouvant les dentelles et les habits brodés trop mesquins pour ma vanité, n’ai-je pas affecté l’orgueil d’avoir toujours mes poignets garnis de la plus belle mousseline unie ? Le plus superbe drap noir n’est pas trop beau pour moi, quelquefois même on m’a vu pousser la taquinerie jusqu’à la soie, quand il fait très chaud ; mais je vous supplie, monsieur, de ne pas aller écrire ces choses à M. le comte de Vergennes : vous finiriez par me perdre entièrement dans son esprit.

« Vous avez eu vos raisons pour lui écrire du mal de moi que vous ne connaissiez pas ; j’ai les miennes pour ne pas en être offensé, quoique j’aie l’honneur de vous connaître. Vous êtes, monsieur, un honnête homme tellement enflammé du désir de faire un grand bien, que vous avez cru pouvoir vous permettre un petit mal pour y parvenir.

« Cette morale n’est pas tout à fait celle de l’Évangile ; mais j’ai vu beaucoup de gens s’en accommoder. C’est même en ce sens que, pour opérer la conversion des païens, les pères de l’église se permettaient quelquefois des citations hasardées, de saintes calomnies qu’ils nommaient entre eux des fraudes pieuses. Cessons de plaisanter. Je n’ai point d’humeur, parce que M. de Vergennes n’est pas un petit homme, et je m’en tiens à sa réponse. Que ceux à qui je demanderai des avances en affaires se défient de moi, j’y consens ; mais que ceux qui seront animés d’un vrai zèle pour les amis communs dont il s’agit y regardent à deux fois avant de s’éloigner d’un homme honorable qui offre de rendre tous les services et de faire toutes les avances utiles à ces mêmes amis. M’entendez-vous maintenant, monsieur ?

« J’aurai l’honneur de vous voir cette après-midi d’assez bonne heure pour vous trouver encore assemblés. J’ai celui d’être avec la plus haute considération, monsieur, votre très humble et très-obéissant serviteur bien connu sous le nom de Roderigue Hortalez et compagnie[2]. »

  1. Cette réponse de Beaumarchais avait eu, à ce qu’il paraît, du succès dans sa famille, car je vois Julie saisir la balle au bond et écrire à ce sujet à son frère une lettre qui commence ainsi : « Monsieur l’entreteneur, je me sens forcée de vous dire que votre lettre à M. le docteur a fait fortune parmi nous ; les filles que vous entretenez sont bien vos très humbles servantes, mais pourvu que vous les augmentiez, » et après avoir développé ce thème, Julie conclut à son ordinaire par des vers plus gais que poétiques, comme elle en mêlait volontiers à tout ce qu’elle écrivait :

    Car si vous voulez nous en croire
    Vous augmenterez fort la gloire
    Des bienfaits dont vous nous comblez
    En nous doublant les fonds que vous nous accordez.

    « Je suis en attendant ce moment désiré, monsieur l’entreteneur, votre, etc. Julie B. » Il est probable que Julie gagna à la lettre du docteur un supplément d’entretien.

  2. Le docteur Dubourg garda toujours rancune à Beaumarchais des préférences de