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voyer tout de suite. Elle ne partira pas écrite de ma main, ni même de celle d’aucun de mes commis ou secrétaires : j’y emploierai celle de mon fils, qui ne peut être connue, et, quoiqu’il ne soit que dans sa quinzième année, je puis répondre affirmativement de sa discrétion. »

Nous n’avons pas retrouvé la réponse dont parle ici M. de Vergennes dans les papiers de Beaumarchais ; mais quoique ce dernier ait constamment refusé, et avec raison, aux États-Unis le droit de lui demander compte de ce million, — afin d’achever de mettre hors de doute qu’il l’a reçu, et qu’il l’a reçu pour s’en servir dans son entreprise en faveur des colonies insurgées, — nous citerons encore ces lignes d’une lettre confidentielle écrite par Beaumarchais à l’un de ses agens en Amérique, vingt ans plus tard, le 18 avril 1795 :


« J’ai donné ce reçu d’un million que le roi ordonnait que l’on ajoutât à mes forces ; je l’ai donné dans la même forme que celui de tous les autres millions que j’ai rassemblés, moi tout seul, chez mes différens associés. À quel titre mes débiteurs américains prétendent-ils tordre à leur profit et faire entrer mes récépissés en Europe, acquittés ou non acquittés, dans leur refus de me payer, comme si je les avais chargés de faire honneur à mes engagemens, quand depuis vingt ans ils ont manqué à tous les leurs à mon égard ? »


Ici en effet se présente une question qu’il faut traiter tout de suite, au début même de la grande opération que nous avons à exposer, car elle a été la source de toutes les difficultés que Beaumarchais va rencontrer, et l’appréciation de la moralité de son entreprise dépend avant tout de la solution de cette question, en quelque sorte préjudicielle. À quelles conditions le gouvernement français accordait-il cette avance secrète d’un million à Beaumarchais ? — Entendait-il que ce dernier serait tenu de livrer gratis aux Américains tout ou partie des cargaisons qu’il leur adressait ? — Ou bien cette subvention secrète d’un million avait-elle seulement pour but d’aider Beaumarchais à former avec l’argent des particuliers une maison de commerce qui pût faire aux Américains, dont le crédit en Europe à ce moment était nul, les meilleures conditions possibles, leur demander, à défaut d’argent, des retours en nature, subir les risques de ces retours, les attendre patiemment, mais s’alimenter et se soutenir par eux ? C’est sous cette dernière physionomie qu’il convient, — nous l’avons dit en racontant les débuts de cette affaire[1], — d’envisager l’opération entreprise par Beaumarchais avec l’assentiment et l’appui secret du ministère. Il faut maintenant démontrer ce que nous n’avons fait qu’affirmer, car si cette partie de la vie de Beaumarchais est restée peu connue en France, elle a beaucoup oc-

  1. Voyez la livraison du 1er juin 1853.